Livre II - Chapitre 14 (2)

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Nous étions dans la chambre de Philippos lorsqu'il prononça ses dernières paroles.

Alexandros jouait de la lyre désaccordée. Quels que soient les airs auxquels ils s'essayaient, l'état de leur l'instrument leur donnait toujours une tonalité mélancolique et discordante.

La chambre sentait mauvais. À l'odeur de sang qui ne semblait vouloir en sortir se mêlait celle des herbes brûlées en l'honneur d'Appolôn et d'Asképlios, de la sueur fiévreuse et de l'infection.

La mélodie se tut. Assis près de l'entrée, je ne dirigeai qu'alors mon regard vers le corps blême de mon protecteur. Ses boucles collaient à son front ; son visage était creusé comme s'il avait vieillit de dix ans.

Alexandros tenait sa main dans la sienne quand Philippos murmura, un filet de mots à peine perceptibles :

— Mon trésor... tu ressembles tellement à ton frère.

C'était si manifestement faux qu'Alexandros ne trouva rien à lui répondre avant que Philippos ne ferme les yeux.

— Il délire complètement, me dit-il en sortant du pavillon. Ou alors il cache encore des fils quelque part et il croit drôle de me l'avouer maintenant ?

Il ricana, sans conviction, et je le laissai me prendre la main.

Cette nuit-là, je rêvais.

Je me tenais debout. Autour de moi et à perte de vue, des coquelicots sans odeurs se balançaient sous l'effet d'un vent qui n'effleurait pas ma peau. Le ciel était gris et grises les tiges ; les pétales, fantomatiques, avaient la teinte des perles.

Loin devant moi, la cape pourpre de Philippos avait perdu ses couleurs. Alexandros se tenait à ses côtés. Il me tournait le dos et ses cheveux d'or paraissaient d'argent.

J'avançai vers eux. Je ne m'étonnai ni des nuances délavées de ce qui m'entourait, ni de l'absence totale de bruits : seulement de la tenue étrange d'Alexandros. Du lin tout simple, épinglé sur une seule épaule, noué à la taille par une corde de chanvre brut. Un grand chapeau de paille de berger pendait dans son dos, attaché à son cou par un cordon.

Je ne savais pourquoi, mais la vue de Philippos dans ce champ de fleurs me terrifia. J'appelai, j'avançai dans sa direction ; le terrain descendait en pente très douce, presque imperceptible.

Philippos ne parut pas m'entendre. Alexandros se tourna vers moi. J'accélérai ma course, les rattrapai sans interroger l'étranger sourire sur le visage de mon protégé qui, à mesure que j'approchais de lui...

De près, il devenait impossible de les confondre. L'inconnu avait deux yeux clairs, aussi clairs que l'œil droit d'Alexandros, la même bouche, les mêmes boucles épaisses et désordonnées, la même silhouette d'adolescent ; mais ses yeux contenaient une espièglerie infinie, très jeune et en même temps sans âges, et sa voix tintait comme une clochette.

Il tenait une herbe dans la main. Une sorte de menthe aux veines d'argent, qu'il me tendit avec un rire cristallin.

— Bonsoir, mon oisillon ! J'aurais besoin que tu ailles chercher ça pour moi, tu veux bien ?

Son sourire exigeait mille acquiescements. L'odeur de la plante me frappa, m'étourdit, et quand la main du dieu se posa sur ma poitrine, il éclair me traversa.

Je m'ébrouai et, avec un immense effort, parvins à détacher mon regard de celui du dieu.

— Où allez-vous ?

Je tentai de saisir la main de Philippos. Il se laissa faire, tourné vers l'horizon lointain et brumeux des coquelicots ; il paraissait plus jeune que dans le monde éveillé, et ses yeux était vides.

— Philippos ? Je t'en prie, attend...

— Il va falloir que tu y ailles, m'interrompit le dieu.

— Non, il y a une erreur, où allez-vous avez lui ? Vous ne pouvez pas l'emmener ! Son fils a besoin de lui !

— Bien sûr, que mon petit frère a besoin de lui. Mais il a besoin de toi, aussi.

Je me dégageai et tentai de secouer Philippos, de l'appeler, de le supplier. Il ne pouvait pas partir, Alexandros n'était pas prêt, tout le monde complotait contre nous, même Parmeniôn nous menaçait et moi, moi, j'avais besoin qu'il revienne, j'étais désolé de tout le mal que je lui avais souhaité, je voulais, je voulais...

— C'est très bien, tout cela, gloussa le dieu en m'attrapant par le col du chiton, comme une chatte soulève ses petits. Mais mon cher oisillon, cela commence à presser, dans le monde de là-haut, n'entends-tu pas ? Rappelle-toi : l'herbe, bien mâchée, mêlée à ta salive et à celle de personne d'autre... allez : à bientôt !

Il me poussa, et je m'éveillai dans les ténèbres de la tente.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant