La Flèche d'Artémis

Livre II - Chapitre 11 (6)

Pour ne pas rêver, je chevauche les vents.

Notre destination : la vallée de l'Hébros. Elle se situe de l'autre côté des montagnes de l'Aimos, les monts enneigés, que Melanthea et moi survolons.

Nous les traverserons là où la chaîne se fait molle et presque douce. Une route la traverse même, long ruban de caillasses qui serpente à travers les bois jusqu'à la passe qui nous mènera dans les nouvelles provinces de Makedon ; une route pour les mulets, vidées par l'hiver et les congères modelées par les vents du septentrion.

Les flancs boisés grouillent de vie. Nous rangeons au plus profond de nous toutes les angoisses, la peur d'une solitude qui révulse les humains et séduit les grands rapaces, et nous fondons sans bruit sur une proie désarmée...

***

Alexandros ne me chassa pas à notre réveil ; lorsque le soir retomba sur nous, alors que la route montait déjà vers la passe, ni lui ni moi n'avions mentionné nos conversations avec Kleitos.

Peu enclin à discuter alors que je ne parvenais pas à me débarrasser de l'impression qu'on ne faisait que tolérer ma présence, j'allais me coucher tôt. Je ne dormais pas encore lorsqu'Alexandros se glissa à mes côtés. Dehors, un flûtiste peuplait la nuit de trilles envoûtantes, tantôt accompagné de la lyre désaccordée, tantôt seul avec le vent qui mugissait dans le branches encore nues des grands chênes.

— Hêphaistion ?

Il m'avait à peine adressé la parole de tout le jour, mais nous n'en avions guère eu l'occasion.

— Oui ?

— Kleitos, hier... qu'est-ce qu'il te voulait ?

Je roulai sur le côté, dans la direction de sa voix. Il parlait très bas pour s'assurer qu'elle ne porterait pas au-delà des flancs du charriot.

— Il m'a dit... que je me comportais mal avec toi. Que cela te mettait en danger. Qu'il ne fallait pas que j'oublie que tu étais le maître.

— Il a dit ça ?

— Pas avec ces mots.

Silence.

Alexandros remua dans ses couvertures.

— Et si je ne veux pas être ton maitre ?

— Tu refuserais le service de Bouképhalas ?

— Je ne vois pas le rapport.

— Pourtant, c'est la même chose. Tu lui imposes une voie. S'il décidait de partir au galop dans la direction opposée, le garderais tu à tes côtés ?

— Tu n'es pas un cheval.

Non, en effet ; mais la prêtresse, Philippos, Antipatros, les dieux : ils avaient tissé autour de moi une toile qui me réduisait à un statut de simple objet entre les mains d'hommes mieux nés que moi – un objet qu'on pouvait jeter quand on estimait qu'il ne plaisait plus.

La main d'Alexandros trouva la mienne.

— Je t'ai donné ce que tu voulais.

— Tu n'aurais pas dû.

— Laisse-moi parler.

Il serra les doigts autour de mes phalanges.

— Je te l'ai donné malgré la cruauté de ta demande, alors que tu m'as traité comme si tu me haïssais... parce que je veux que tu comprennes que je ne te ferai plus de mal. Pas volontairement, pas si je peux l'empêcher. Parfois, Hêphaistion, tu es comme un chien qu'on a trop battu. Tu me mords même quand j'essaie de...

Quand il essayait de... ? Il semblait l'ignorer et laissa mourir sa phrase.

— Je veux que nous soyons amis, acheva-t-il.

— Nous ne pouvons pas. Tu es mon prince.

— Nous devrons juste faire preuve de plus de discrétion. Ce que nous faisons dans le noir ne concerne que nous.

Qu'espérait-il, alors qu'il avait affirmé, la veille, qu'il ne m'attirait pas ?

Je ne pouvais rien lui donner. J'avais quitté la vallée d'Artémis, mais j'étais voué à la chasteté, ainsi que toutes ses chasseresses. Même si j'avais voulu... je n'aurais pu le satisfaire.

J'aurais dû le lui dire, à cet instant.

À la place, je murmurai :

— Je te remercie. Pour Pausanias. Je suis content qu'il soit avec nous.

Je sentis ses doigts se raidir contre les miens.

Je continuai :

— Ne sois pas jaloux, s'il te plait. Ce n'est pas pareil. Ce que toi et moi avons... dans le noir, ça ne sera jamais pareil. Avec personne.

— Promis ?

— Promis.

Il n'y a qu'à lui qu'on m'avait enchainé.