Le lendemain, on nous accorda une matinée de quartier libre pour fêter la régence d'Alexandros – et pour cuver l'incroyable gueule de bois récoltée par les autres pages, qui s'étaient enivrés en fin de soirée, quand les invités avaient commencé à quitter leurs lits de repas pour les lits de leurs chambres, avec ou sans galante compagnie. Certains de mes camarades s'étaient glissés dans le dortoir à l'aube, empestant le sexe et le vieux vin ; Pausanias ne s'était pas donné cette peine. Je fus réveillé par les bruyants sanglots de son dernier amant de Mieza, un garçon de quatorze ans à la lèvre surmontée d'une ridicule petite moustache de duvet noir.
— C'est dégueulasse ! Qu'est-ce qu'il a de plus que moi ?
— Què ? s'étonna Nearkhos, le roi ? Il a qu'il est le roi, c'est déjà bien assez.
— T'inquiète pas, ajouta un autre. C'est qu'une nuit, ça veut rien dire.
— Tu rigoles ? Pausanias est prince de Kastoria.
— Et alors ?
— Et alors un prince ne peut pas être un coup d'un soir, ce serait une insulte envers son clan... mais ça fait des lustres que Philippos ne garde plus d'amants plus d'une saison. Il le larguera avant l'équinoxe, t'auras plus qu'à le récupérer à ce moment-là.
Je sortis pisser : leurs discussions me hérissaient. Ensuite, direction la palestre. Je manquais de sommeil, mais n'ayant rien but la veille, j'étais dans un meilleur état que les autres, et je comptais bien profiter du calme ménagé par leur grasse matinée – j'enchainai ensuite sur les bains, glorieusement vides, quand les deux messagers me trouvèrent.
— Tu es convoqué par Philippos.
Les Makedonès disaient rarement le roi. Son prénom était courant dans le pays, mais si on n'y ajoutait pas de fils de ou d'origine, au palais, on devinait toujours à qui ils pensaient – et ils avaient une façon de le dire, comme s'ils parlaient d'un oncle bien aimé, le genre de ceux qui ramènent toujours des cadeaux quand la famille se rassemble pour un festival.
— Tu es convoqué par le prince Alexandros, ajouta l'autre.
Ils avaient l'air de trouver ça très drôle. Moi, je me disais : il ne manquerait plus qu'un serviteur d'Antipatros débarque.
Fraichement lavé et habillé, je suivis vers le bureau royal. Ma rencontre de la veille m'avait suffi, et qu'est-ce qu'il pouvait bien me vouloir ? Un frisson dégoûté me parcouru en imaginant, une seconde, Pausanias en train de mâcher son éternelle gomme de Khios, accroché au cou du tyran borgne...
Le tyran, affalé sur une couchette près d'une fenêtre donnant sur un jardin paradisiaque, mâchait un bâton de réglisse ; sur une table basse, une infusion fleurait fortement la menthe. Malgré ces remèdes bien connus pour soulager l'estomac et sa position plus que détendue, il semblait bien plus frais que mes camarades adolescents.
— Bien dormi ?
— Oui.
— Réglisse ?
Il me désigna un bol remplit de racines. Je secouai la tête – je n'avais envie de rien, sauf de savoir ce qu'il me voulait.
— J'aime bien rencontrer les compagnons de mon fils, entama-t-il. Tu te plais ici ?
La même question que la veille. Se souvenait-il m'avoir déjà rencontré ? Ou avait-il noyé le souvenir de notre première conversation dans un torrent de vin ?
— Oui.
— Ah ! C'est bien dommage.
Je clignai des yeux. Dommage ? Pourquoi ?
Le roi replaça son morceau de réglisse au coin des lèvres.
— J'ai peur que tu ne fasses pas long feu ici.
— Mais je...
Je me tus. Je ne peux pas, je dois servir Alexandros, c'est ce que veulent les dieux... mais je ne pouvais pas avouer ça au roi.
— Mais tu ? répéta-t-il en haussant un sourcil, celui au-dessus de son œil valide.
Je me passai la langue sur les canines avant de répondre, gêné :
— Je suis le meilleur au javelot, à la course et à cheval.
— Merveilleux ! Tu crois qu'Antipatros t'a fait venir ici pour représenter Makedon aux jeux olympiques ? (Il reposa enfin sa satané racie de réglisse sur la table basse, s'assit sur la couchette, but une longue gorgée à la menthe et reprit.) Qu'est-ce que tu fais à Pella, exactement ?
— Je suis venu servir le prince.
— Tu es venu servir ton roi, corrigea Philippos. Servir. C'est le même mot que servir à table, servir au banquet – comme hier soir, vois-tu, quand tu es allé faire on ne sait quoi on ne sait où, au lieu de tenir ton poste.
Ah.
Donc, on avait noté mon absence.
— Je suis désolé...
— Qu'est-ce que ça peut bien me faire, que tu sois désolé ? La moitié des garçons de Makedonia voudraient être à ta place, et toi, à la première occasion, tu tires au flanc ? Tss. Tu as bien de la chance. Si tu avais cette conversation avec Antipatros, tu serais déjà en train de remballer tes affaires.
— J'étais malade, tentai-je, à cause du vin.
— Tu étais malade aussi quand tu t'es battu avec Démêtrios ? Quand tu as manqué de respect à ton officier ? Tu es sûr que tu ne veux pas de réglisse, mon garçon ? T'as l'air d'avoir une petite santé, je ne voudrais pas qu'on m'accuse de mal soigner mes pages.
Je baissai les yeux et la tête. Que pouvais-je faire d'autre ? Je faisais de mon mieux, mais j'avais l'impression que lui dire ça ne ferait qu'aggraver mon cas.
— Quel âge tu as, déjà ?
— Dix-sept ans.
— Dix-sept ! Tu te rends compte que dans un an, tu serais en droit de m'accompagner sur le champ de bataille ? Tu crois que j'ai envie d'être couvert par le bouclier d'un homme incapable de marcher en rang et de tenir sa place pendant une seule soirée ? Ou qu'Alexandros soit protégé par un égoïste qui ne pense qu'à sa propre gloire ?
Il attendit, jusqu'à ce que je force hors de mes lèvres un pitoyable petit non.
Puis :
— Vous allez me renvoyer chez moi ?
Ce serait une catastrophe. Que diraient les prêtresses ? Est-ce qu'elles chercheraient un remplaçant donc je devrais voler l'identité ? Est-ce qu'il faudrait tout recommencer ? Était-ce même possible ?
Et si ça l'était... Hêphaistion serait mort pour rien ?
— Non, répondit Philippos.
Un soulagement abjecte me submergea – si je ne le haïssais pas autant, je l'aurai adoré.
— Je devrais, ajouta-t-il. Mais j'aime bien Térês, alors je te laisse une dernière chance de prouver que nous avons eu raison de t'offrir cette place.
Il se recoucha sur les coussins, reposa ses jambes sur le bout de la couchette avec un grognement satisfait.
— Allez, va-t'en, et envoie-moi le prochain dans le couloir.
Je m'enfuis sans demander mon reste.
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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...