À mon retour au dortoir, aux coups d'œil presque discrets qu'on me lançait, je devinai que la rumeur de la disparition de Térês avait visité toutes les bouches. Je feignais de ne rien remarquer tout en allant survoler ma lettre, dans mon coin du dortoir. Je bondissais d'un passage à l'autre : les inquiétudes paternelles parce que je n'avais pas répondu à son premier message, ses questions sur la vie de son fils à Mieza, ses encouragements et ses tentatives de rassurer. Je repliai le papyrus et le rangeait avec le premier, bien au fond du coffre qui contenait mes affaires personnelles, avant de me coucher sur le côté, les yeux rivés sur le mur au-dessus de la couche vide de Térês.
Le sommeil me laissa naufragé sur mon matelas, le bourdonnement du sang dans mes oreilles mêlé aux croassements des grenouilles ; et comme la veille, l'absence de Térês enflait d'instant en instant, à mesure que le temps s'écoulait et que les autres, l'un après l'autre, cédaient la place à une quiétude oppressante en allant se coucher.
Je finis par m'échapper par la fenêtre pour aller m'asseoir près de l'étang. Je suivais des yeux le ballet des chauve-souris qui y gobaient des insectes lorsque les batraciens se turent, ne laissant crisser que de lointains grillons ; autour de la mare, un silence froid se répandait.
La chose émergea de l'eau sans y créer le moindre remous. Ses cheveux s'y étalèrent avec la légèreté de l'encre ; sa peau et ses yeux, d'un noir absolu, avalaient même le peu de lumière que grapillait ma vision nocturne.
Il resta ainsi, ses orbes d'onyx dépassant à peine de la surface, dirigées vers moi qui restait immobile sur la berge. J'aurai dû le chasser : ne lui avais-je pas interdit d'approcher Alexandros ? Je n'avais pas précisé à quel point Hêphaistion devait s'en éloigner... depuis combien de temps s'autorisait-il à errer en marge du palais ?
Je me glissai entre les roseaux jusqu'à ce que mes pieds pénètrent l'eau tiède, s'enfoncent dans la vase molle. Assis sur terre, à demi dans l'eau, je sentis le contact glacé des doigts du fantôme sur mes chevilles ; l'eau se rafraichit autour de mes mollets alors que le spectre approchait.
Je n'avais pas peur. Une part de moi voulait qu'Hêphaistion m'attire sous l'eau, que je me débatte en vain, qu'il me noie et m'empêche, pour toujours, de nuire à d'autres. Et ce ne serait pas une trahison envers Alexandros – juste un instant d'imprudence.
Le fantôme n'en fit rien. C'était peut-être pire qu'une agression : il attendait tout en me dévisageant et bien que ses yeux soient noirs et mat, j'avais l'impression de m'y refléter, de revoir mes crimes, mes erreurs, l'étendue de ma cruauté...
Je tendis la main jusqu'à la poser sur la tête d'Hêphaistion. Ma victime, innocente ; un sacrifice, mais incomplet, car on attend du bélier offert aux divinités qu'il consente à la boucherie... quand on commet un crime au nom des dieux, en est-on absout ?
— Je suis désolé, murmurai-je.
Je ne voulais pas que ce soit vrai ; je ne voulais donner prise à des sentiments dangereux... mais cette nuit, dans ce jardin soudain privé de vie, je ne pouvais plus prétendre que rien ne m'affectait.
Je suis désolé, tentai-je de répéter sans que rien ne sorte de ma gorge. Je restai immobile un instant, et puis ma respiration se bloqua, une tension douloureuse s'amassa dans les muscles de mon dos. Je tremblai presque de ce qui grandissait en moi. C'était une graine qui avait patienté jusqu'à ce que je cesse d'ignorer sa présence et qui, à présent, poussait en crevant tout mon être de ses racines et de ses branches.
Je ne pouvais demander pardon. Il aurait fallu que je revienne sur mes pas, que j'enterre les os blanchis par les bêtes et le soleil, que je fuis ce palais sans poursuivre Térês, que j'avoue à l'épouse et au fils d'Euboulos que je l'avais tué pour rien...

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...