Livre II - Chapitre 9 (7)

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Alexandros me convoqua avant même que les représentants de la troupe ne se soient dispersés. Il était occupé avec sa correspondance : comme cela lui imposait de rester immobile, il avait fait allumer un braseros, dont les petites flammes émettaient une lueur orangée qui roussissait ses cheveux mordorés.

Il faisait chaud et moite sous la charpente noircie par des années d'éclairage à la lampe à huile.

Il posa son stylet près de sa tablette de cire et se tourna vers moi. Il avait tenté de laisser pousser sa barbe en mon absence, mais cela n'était guère convaincant : tout juste un peu de duvet doré qui accrochait la lumière du feu, à l'angle de la mâchoire.

— Tu es rentré.

— De toute évidence.

J'approchai. Il resta assis. Il sentait le miel, le cuir, la sueur et la fumée.

— Merci d'avoir convaincu ton père de m'envoyer en mission. Tu avais raison, ça m'a fait beaucoup de bien.

Je n'avais pas mesuré les efforts que ça avaient dû lui demander, les murmures qui devaient courir sur son compte, à favoriser ainsi un page morose et sans influence.

— J'ai pensé que tu avais besoin de prendre l'air. Je suis content que tu sois revenu sain et sauf.

Je trouvai un tabouret dans un coin de la pièce et le tirai près de lui. Nous évitions le véritable sujet qui pesait entre nous : ma servitude, mon serment et sa promesse.

Il m'avait exposé ses conditions sans que je puisse poser les miennes. Mais depuis, j'avais tué dix hommes. J'avais encore la bague au griffon pour me le prouver, chaude à mon doigt.

— J'ai bien réfléchi à ce que nous nous sommes promis avant mon départ. Tu disais que tu ferais ton possible pour me rendre heureux.

— Je le pensais.

— Bien.

Je plongeai mon regard brun dans le sien, bleu et dépareillé comme le ciel au crépuscule.

— Voilà ce sur quoi repose mon bonheur : je vais anéantir Attalos, fils de Menandros, et tout ce qui lui est cher.

Il entrouvrit la bouche de surprise. S'était-il attendu à ce que je quémande de l'or ? Des chiens, des chevaux, des terres ? Poussière que tout cela ! Je pouvais bien devenir le dernier des mendiants si je parvenais à abattre mon géniteur... et je voulais que ce soit cruel et, surtout, lent ; assez lent pour m'autoriser à vivre au-delà des dix-huit années d'ignorance qui m'avaient été accordées.

Alexandros se reprit.

— Tu es conscient de ce que tu exiges ?

J'acquiesçai : je savais que je réclamais la tête d'un général, d'un noble influent en Basse Makedonia, et que si je me faisais prendre, cela rejaillirai sur Alexandros. Une partie de plus perdue face à son cousin Amyntas...

Il détourna les yeux, posa les coudes sur la table. Je comprenais qu'il hésite.

Il demanda, tout bas :

— Démêtrios aussi ?

Je répondis :

— Démêtrios d'abord... en compensation pour ce que tu as fait à Pella.

Pour Térês.

Un sacrifice pour un autre.

Toujours sans me regarder, Alexandros ajouta :

— Que voudrais-tu que je fasse, au juste ?

— Tu m'aideras à détruire Démêtrios. Quoi qu'il arrive, tu ne me renieras pas. Jamais. Je suis à toi et je resterai à toi, quoi que je fasse subir à cette famille.

— Démêtrios, je comprends. Mais pourquoi Attalos ?

— Ça ne te regarde pas, rétorquai-je.

Il se tourna vers moi. Ma brutalité soudaine en disait long : malgré les actions de Démêtrios, ma haine pour son oncle dépassait, de très loin, tout ce que je voulais infliger à cet imbécile, avec ses muscles ridicules et sa cruauté envers les plus faibles.

Alexandros inspira une fois, très profondément, avant de poser sa main sur la mienne.

— Très bien. Tu comprends ce que cela signifie ? Ce que tu représentes, pour que je prenne un tel risque ?

Je retirai ma main.

— Oui. Mais ne t'attends pas à ce que je t'en remercie. Pas après ce que tu m'as fait. Ce n'est que le prix pour que je ne te haïsse pas.

Je me levai, faisant racler le tabouret derrière moi.

— Tu voulais autre chose ?

Il prit une grande inspiration avant de m'ordonner :

— Tu chevaucheras avec moi, quand l'armée partira.

— Elle partira ?

— Bien sûr. Mon père a certainement tout organisé, tu sais. La prise de parole de son ami thessalien. Tu verras que demain, il aura tous les signes des dieux dont il a besoin.

— D'accord.

Je n'avais aucune envie de recevoir un cours de politique.

— Il y a une dernière chose. (Alexandros hésita, se mordit sa lèvre, reprit en fixant un point, quelque part juste au-dessus de ma tête.) Des gens disent que tu es devenu très proche de mon père.

— C'est faux.

— Les rumeurs...

— Arrête d'écouter les rumeurs, le coupai-je. Surtout quand elles viennent de ceux qui te détestent, surtout quand ils savent que ça te rend bête et méchant.

Silence.

Je l'avais offensé. Et alors ? C'était vrai. Il suffisait qu'on lui colporte les bons ragots pour qu'il s'emballe et brise tout sur son passage. Bouképhalas, puis Térês, et maintenant qui ? Sur qui allait-il se venger ?

— Tu peux t'en aller, m'ordonna-t-il enfin, immobile, si immobile que même ses lèvres bougèrent à peine.

Je lui adressai un vague salut de la tête avant de m'exécuter, ravi de laisser derrière moi la tension qui empoisonnait la pièce.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant