Pendant que nous piétinions sous les murs de Byzantion et Perinthos, Alexandros avait écrasé Kotus des Maidoi.
La rumeur de ses exploits courait sur toutes les lèvres : il avait vaincu l'armée de Kotus dans une bataille rangée ; les fils aînés du roi avaient été rattrapés et exécutés ; l'ancienne capitale des Maidoi avait été soumise et renommée Alexandropolis.
— Merveilleux ! s'exclama Philippos. Qu'on se prépare à fêter son arrivée ! Ce marchand qui trainait, comment s'appelle-t-il ? Aucune importance : dis-lui que finalement, nous lui prendrons son chargement de vin...
Une bonne célébration, pour oublier que nous campions toujours sous les mêmes murs, à marcher dans la même boue froide...
Je n'assistai pas à son entrée au camp. J'entendis les acclamations. Elles n'éveillaient en moi qu'une acide envie de vomir. Gloire au prince ! Gloire au prince dont la victoire est née du complot et du meurtre d'un garçon innocent ! Térês aussi avait été de lignée royale – et les femmes et les enfants des Maidoi, qu'avaient-ils fait pour mériter d'être enchainés et vendus comme esclaves ?
Tout ça pour quoi ? Pour la gloire d'un garçon qui aurait pu tout empêcher s'il n'avait été si attaché à sa réputation ?
Mes pensées tournaient telle une bête en cage. Je haïssais Alexandros, je pleurais Térês, ma mère m'avait trahi – non, non, c'était moi la trahison, la trahison de sa chair. Quelle vie aurait-elle eu, si la graine n'avait pas germé ? Attalos, je devais tuer Attalos, mais alors, la malédiction... qu'y a-t-il de plus vile aux yeux des dieux qu'un parricide ?
Et pourquoi m'avoir choisi, moi, un fils ainsi condamné, pour protéger le fils de Zeus, le prince élu ?
Je restai prostré dans mon coin de dortoir au lieu d'aller accueillir le prince, dans la ferme que nos officiers avaient réquisitionné pour loger les pages.
Le soir même de son arrivée, Alexandros me rendit visite. Le dortoir se vida et je me retrouvai, pour la première fois depuis la fin de l'été, seul avec lui et ma rancœur.
Je rassemblai le peu de dignité qu'il me restait pour me forcer à m'assoir sur ma paillasse et l'accueillis d'un regard aigre.
Pour garder la chaleur, nous fermions les volets, à l'exception de ceux de la fenêtre la plus proche du brasero, par laquelle s'échappait un peu de fumée. L'odeur sucrée d'Alexandros se mêlait à celle, irritante, du bois brûlé ; sa cuirasse lui carrait les épaules et les plis de son manteau pourpre, encore humide et rejeté sur une épaule, lui donnaient presque une stature d'adulte. Il avait laissé pousser ses cheveux ; ils m'évoquaient plus que jamais la crinière d'un lion, presque fauves dans la pénombre.
— Il parait que tu es malade, entama Alexandros.
J'acquiesçai d'un air morne.
— J'ai beaucoup réfléchi à... ce que tu es.
Il attendit que je commente.
Il attendit en vain et, après s'être raclé la gorge, continua :
— Est-ce toi qui a choisi de me servir ? Avec tes talents, s'ils sont aussi grands que tu le prétends, n'importe quel roi voudrait obtenir ta loyauté. Pourquoi moi ?
— Parce que c'est à toi que les dieux m'ont offert.
— C'est tout ?
— J'appartiens aux dieux. Je n'ai pas besoin d'autres raisons.
J'en avais la nausée.
J'avais consenti, à une époque. Ma détermination m'avait parue inébranlable et il ne m'était même pas venu à l'esprit que je pourrais regretter. Les montagnes et les forêts allaient me manquer, oui, mais cela m'avait paru inévitable : les garçons ne restaient jamais auprès d'Artémis en atteignant l'âge adulte.
Si Alexandros m'avait posé la question à Mieza, j'aurai affirmé en retour : oui, bien entendu, j'ai choisi tout cela... À présent, pouvais-je encore le croire ? J'avais voulu venger ma mère, oui, mais en assassinant mon propre père ? Je voulais servir l'élu des dieux ; à aucun moment, je n'avais pensé que je pourrais détester mon protégé ; que je finirai sans échappatoire.
Alexandros me dévisagea. Longtemps. Je lui rendis son regard sans élaborer. Le silence s'alourdissait, gênant.
Il prit une grande inspiration.
— J'ai pris une décision. Nous ne pouvons revenir sur ce qui est fait. Je comprends que tu m'en veuilles et, très honnêtement ? Tu n'as pas fait grand-chose pour que je t'apprécie. Cependant...
Il chercha ses mots un instant. Quelque chose se tordait désagréablement dans ma poitrine.
— ... si tu es bien ici sur ordre des dieux, reprit Alexandros, alors de nous deux, c'est moi qui ait le plus de pouvoir. Je suis donc responsable de toi, et de...
— Je ne veux pas de ta pitié, tranchai-je.
J'avais presque grogné ; mon agressivité soudaine le surprit : il écarquilla légèrement les yeux avant de se reprendre, de se redresser, de serrer la mâchoire.
— Ce n'est pas de la pitié, affirma-t-il, c'est mon devoir en tant que futur roi.
S'aurait pu être risible venant d'un garçon de seize ans, mais ça ne l'était pas. Alexandros avait changé depuis notre séparation. Il avait grandi et sa cape de général, du pourpre le plus cher, ne me parut soudain pas usurpée. Et il semblait convaincu par ses paroles.
Je ne savais quoi en penser, ni quoi ressentir. Je ne voulais plus passer ma vie auprès de lui. Et pourtant...
— Je vais prendre soin de toi, déclara-t-il avec force malgré mon silence. Je sais que tu m'en veux. Je ne te demande pas d'oublier ou de me pardonner. Sache juste que je ferai mon possible pour que tu puisse être heureux, un jour.
Pour ça, il faudrait que tu tues mon père, pensai-je.
Je ne pouvais lui expliquer alors j'acquiesçai, toujours muet. Il me tendit la main. Je pris soudain conscience que je puais la transpiration rance et essuyai mes doigts moites sur ma tunique. Alexandros exigeait plus qu'il ne le pensait, avec cette main tendue : un serment de plus.
Je me mordis la lèvres.
Toutes mes promesses passées s'étaient retournées contre moi.
Je pouvais encore refuser. N'être qu'un serviteur à qui Alexandros donnerait des ordres, froidement. Rien de plus. Pas d'attaches, pas d'attentes. Je ne voulais pas de son affection... mais si je la refusais, aurais-je un jour une autre chance ?
La main d'Alexandros restait là, sous mes yeux. Ce gouffre de solitude qu'avait creusé en moi la mort de Térês, voulais-je vraiment qu'il dure pour toujours ? Je ne pouvais avouer à personne ce que j'étais... Alexandros l'avait entrevu, mais en vérité, il ignorait tout de moi et de ce que j'avais fait à Hêphaistion. Ses os ensanglantés, abandonnés aux bêtes...
J'imaginais soudain les traits du prince tordus d'horreur, sa main se replier avec la vivacité d'un serpent. Seul, éternellement seul.
J'acceptai ; je ne le voulais pas, pas vraiment, mais l'alternative me terrifiait trop.
Ses doigts m'enserrèrent le poignet. Fermes, déterminés.
— Bien, conclut-il. Lave-toi et remballe tes affaires : tu vas habiter avec moi, maintenant.
Je ne lui demandais pas s'il avait négocié avec Philippos avant de me consulter, ou s'il était juste persuadé que son père lui accorderait de se servir parmi ses pages.
À ce stade, cela ne semblait avoir aucune importance.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...