Livre II - Chapitre 10 (6)

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La fête battait son plein, plus répugnante, plus obscène que toutes celles que j'avais déjà dû endurer. J'entendais l'écho des hurlements des femmes qu'on sépare de leurs enfants entre chaque tintement des crotales [1] des danseuses ; dans chaque rire d'homme, les marchandages avides entre les intendants de l'armée et les trafiquants d'esclaves. On n'avait pas négocié au détail, pas avec les milliers de captives réduites par Makedon au rang de têtes de bétail.

Les mêmes porcs qui louaient le déhanché des danseuses avaient, bâtons aidant, repoussé à droite celle-là avec son nourrisson au sein, à gauche celle-ci, sans bambin, qu'on pensait pouvoir faire marcher dans les pas de la troupe.

Le rire gras de Kothelas roula jusque là où je me tenais, les doigts blancs de rage sur les couteaux avec lesquels je découpais le corps luisant d'une oie. Un nuage de bleuté entourait le lit de repas qu'il partageait avec Philippos, émanations du chanvre qui fumait des pipes d'ivoire volées dans le trésor d'Athéas. Je n'aurais pas cru possible de voir les Macédoniens encore plus fracassés que lors de leurs propres banquets – mais ce soir-là, toute la débauche de Pella se mêlait à celle des steppes, dans un torrent vulgaire de robes transparentes, de tintements de bronze, de viandes grillées, de vin pur, de femmes et de garçons qu'on pelotait ouvertement sur les banquettes, de flûtes et de pavement collant de boissons renversées. Un officier de cavalerie à la barbe ornée de perles grasses tenta de m'attraper par la taille ; une bagarre éclata dans un coin entre un Thessalien et un Thrace, qui alla se régler dans la cour du palais, sous les hourras d'une foule vacillante.

Et tout ça pour quoi ?

Pour un immense troupeau de juments que les Thessaliens mèneraient vers le sud, vers les haras royaux ou en cadeaux pour les fidèles serviteurs du roi – et pour un troupeau de femmes qui, aux yeux de ces fêtards immondes, valaient moins que des chevaux. Aucune différence à leurs yeux.

Glacé de mépris, de honte, glacé d'appartenir à la même humanité que ces gens, je me tenais figé comme un roc au milieu de la tempête, planté dans l'ombre d'un Alexandros affalé sur des coussins brodés d'or. Il semblait aussi égaré que moi. À Mieza, Aristotélès nous faisait couper le vin ; à Pella, Antipatros, qui n'en buvait quasiment pas, autorisait par sa présence froide à ce que le prince ne s'enivre pas. Mais ce soir, les deux rois avaient déclenché des acclamations assourdissantes en tentant de vider à deux un cratère [2] de vinasse rougeâtre, jusqu'à ce que Kothelas vomisse la moitié de son exploit sur la mosaïque – ce qui ne l'avait aucunement empêché d'attaquer un agneau de lait après s'être rincé la bouche et, sitôt rassasié, de proposer au vainqueur de la compétition de s'en fumer une, jusqu'à ce que tout leur coin de la salle s'abîme dans des rires stupides.

Si j'avais mis le feu à la salle, j'étais certain qu'ils auraient admiré les flammes d'un air béat, et auraient gloussé jusqu'à ce que l'incendie les emporte.

De mains en mains, une longue pipe échoua dans celle d'Alexandros. Il hésita un moment avant de la porter à sa bouche, alors qu'un trio de danseuses venait rouler des hanches à quelques pas de lui. La lueur des lampes traversait leurs voiles, transformaient leurs silhouettes en figures noires soulignées d'or. Elles souriaient, les lèvres immobiles, le regard rougi par la fumée.

Une quinte de toux secoua Alexandros ; un grand rire passa de lit en lit et il s'échappa du sien, maladroit, la main sur la bouche. Je le suivi dans la cour jusqu'à ce qu'il s'y plie en deux pour vomir, et lui tins les cheveux jusqu'à ce qu'il se relève pour trébucher jusqu'à une fontaine et s'y laver le visage.

Dans la nuit s'élevait, lancinantes, les plaintes des mères séparées de leurs filles, des sœurs pour toujours déchirées.

Alexandros, blême, s'essuya le front et les joues de sa manche.

La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant