Les flots du Léthé coulent sur l'ardeur vaine
Des corps et des yeux ivres de pleurs versés.
L'ombre réunit les troupeaux dispersés,
Là-bas, dans la plaine.
Dans l'Hadès lointain où dort Perséphoné,
Les vierges sans vœux, ses compagnes fidèles,
Cueillent tristement les pâles asphodèles
Au rire fané.
Ayant contemplé la mort des hyacinthes
Dont la pourpre fraîche assombrit d'un regret
La montagne, j'erre et je pleure en secret
Sur les fleurs éteintes.
— Ode de la poétesse Sappho (traduite par Renée Vivien)
***
Je ne compris pas tout de suite que je me mourrais.
Je glissai dans la mort comme on glisse vers les songes. C'était un engourdissement, un assoupissement sans douleur, l'effacement du monde autour de moi. L'éclat doré d'Alexandros chatoya un instant, comme le reflet d'Hélios sur les eaux d'une rivière, avant que les couleurs ne se dissipent dans les ténèbres.
Je me retrouvai dans le champ du rêve. Les coquelicots ondulaient sous un vent qui ne touchait pas ma peau. La pente m'appelait, douce, irrésistible ; je me laissai descendre sans lutter. La poussée me paraissait aussi naturelle que ma respiration : pourquoi pour esprit engourdi aurait-il protesté ?
Je ne m'arrêtai que pour m'étonner, vaguement, du couple qui remontait la pente. Les poissons nagent, les oiseaux volent et, j'en étais persuadé, ce champ de fleurs ne pouvait être arpenté que dans un sens. Un jeune homme marchait devant, tirant l'autre par la main. Ses cheveux d'or et son visage juvénile me rappelaient quelqu'un – Alexandros. Le nom résonna, dans un espace lointain et vaporeux, avant de s'endormir.
Le jeune homme, souriant, s'arrêta devant moi. Celui qui le suivait était plus âgé. La trentaine, barbu, les cheveux sombres. Je mis très longtemps avant que son prénom me revienne. Philippos. Il cligna des yeux en me reconnaissant, comme s'il s'éveillait tout juste et peinait à rassembler ses pensées.
Il leva la main vers moi, la posa sur mon épaule pour m'arrêter. L'horizon m'attendait, mais rien ne pressait ; je me laissai faire et, même, imitait le geste de l'homme. J'avais le sentiment d'avoir beaucoup de choses à lui dire, que j'avais regretté de ne pouvoir partager, mais elles restaient sur ma langue. Je ne reconnaissais pas ma main sur les plis de sa cape. La ramenant devant moi, je la vis changer : un instant pâle, presque argentée, elle redevint sombre. Orestis et Hêphaistion. Mon corps ne savait lequel des deux choisir.
— Attends, me dit Philipppos. C'est trop tôt. Tu ne peux pas partir.
Je ne savais quoi lui répondre. Tout me poussait vers la suite du voyage, alors, il devait être naturel que je parte.
Il se tourna vers le dieu à ses côtés.
— Hermês, il ne faut pas qu'il parte, pas maintenant.
— C'est toujours bien triste, quand ils se flétrissent si jeune, convint le dieu sans une once de peine, mais il fallait un être au moins un peu divin pour te sauver, et l'autre, c'est ton fils. De vous trois, il était le moins précieux.
— C'est une erreur. Vous ne savez pas tout à son sujet.
— Ce qui est fait est fait. C'est dommage, mais nous pouvons en trouver d'autres, des comme lui.
— Non, le contredit Philippos, plus maintenant.
Il se pencha vers le dieu pour chuchoter quelque chose à son oreille. Les sourcils d'Hermês bondirent sur son front et ses yeux étincelèrent. Il me détailla des pieds à la tête, comme s'il me découvrait pour la première fois.
Et puis, il éclata de rire.
— Ah, eh bien, je suppose que c'est ce qui arrive lorsqu'on essaie de se jouer des Moirai : on finit toujours là où elles espéraient qu'on aille. Tu es certain ?
— Non. Voulez-vous prendre le risque ?
— Je ne peux pas vous ramener tous les trois. Vos crimes pèsent comme un troupeau d'ânes morts.
— Sommes-nous si loin de la surface ?
— Pas encore.
Avec un grand soupir théâtral, le dieu fit apparaitre une baguette d'or. Elle brillait, lumineuse et colorée, et le son d'une clochette tinta dans ma tête lorsqu'Hermês m'en frappa la front.
Je m'ébrouai alors que l'engourdissement vaporeux me libérait l'esprit, laissant place à la compréhension et, enfin, à un début de panique que je n'affrontai qu'en me rapprochant de Philippos. Un geste instinctif, enfantin, aussi primaire que celui des soldats qui, tombés au combat, expirent en appelant leur mère.
J'étais en train de mourir.
— Allons, allons, détends-toi, plaisanta Hermês. Tout n'es pas perdu, mon garçon, puisque le myste qui t'accompagne a de grands espoirs pour toi – ou de grands désespoirs, si ton destin est bien celui qu'il suppose. Notre petite triche vient de devenir autrement plus difficile qu'elle n'aurait dû l'être, mais elle n'est pas inédite.
Il nous adressa un grand sourire réjoui avant d'ajouter :
— À présent, mes amis, parlons de votre évasion des enfers...

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...