Livre I - Chapitre 2 (2)

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Après l'entrainement vint, dans l'ordre des priorités de chacun, le bain ou le repas : ceux que la faim torturaient le plus se jetèrent sur les bancs du réfectoire, encore souillés de poussière et de sueur. Leurs chitons dégrafés roulés autour de la taille, la poitrine exposée à l'air chaud du midi, ils n'ouvraient plus la bouche que pour y enfourner le poisson salé, le pain au sésame et le fromage, les noix et les fruits de saison. Les autres, Alexandros en tête, avaient préféré se laver avant le repas.

Je ne me sentais pas prêt à me dénuder devant les autres – même si je portais la peau d'Hêphaistion par-dessus la mienne, l'idée de me laver en public me mettait mal à l'aise. Je n'en avais plus eu le droit depuis que j'avais commencé à avoir des poils, la preuve que j'avais atteint l'âge où mon regard, sur le corps des chasseresses, devenait sale aux yeux de la Déesse. J'avais donc repoussé le bain pour manger tôt, en bout de table, en espérant qu'on me laisserait tranquille.

La tactique fonctionna un moment. Les baigneurs nous rejoignirent, fleurant bon l'huile dont ils s'oignaient le corps ; chez les premiers mangeurs, les conversations renaissaient, à présent que le gouffre de leurs estomacs ne les torturait plus.

Les plus grands garçons occupaient l'espace à force de rires, de vantardises et de sous-entendus douteux sur la suite de leur journée. Les plus jeunes les admiraient ; Alexandros, assit à l'autre extrémité de la table, décortiquait des pistaches et des amandes avec indifférence.

Il me semblait que tout le monde se trouvait à table. J'envisageai de m'éclipser pour les bains lorsqu'un long bras sec et musclé se noua autour de mes épaules.

Pausanias se pencha va moi. Déjà baigné, ayant mangé en vitesse, il mâchait de la gomme de Khios ; cela donnait à son souffle un parfum sucré [1].

— Alors, tu viens ? On étudie les mœurs des animaux, en bas de la colline...

Quelques rires gras ponctuèrent la phrase. On m'avait expliqué la veille au soir qu'Aristotélês, leur professeur, comptait cataloguer tout le vivant ; mais ces réactions m'apprenaient aussi sûrement que des mots explicites que ses étudiants, sous couvert de recherches, se trouvaient des distractions moins intellectuelles.

— Tu n'es pas obligé de les accompagner, déclara Alexandros sans lever les yeux de ses coquilles.

— Oui, tu peux rester avec nous ! s'exclama Térês. Ils refusent de nous emmener...

— Parce que vous êtes des gamins, rétorqua un autre grand garçon.

— J'ai quinze ans, contra Térês.

— Ramène nous un sanglier et on en reparle... mais il faudrait déjà que t'en aies assez pour ne pas fuir devant un porcelet...

Le visage du prince thrace vira au rouge sous ses taches de rousseur ; son regard plongea dans sa salade, qu'il tritura de la cuillère alors qu'une vague de rires passait par-dessus sa tête.

J'échappai au bras qui me tenait d'une poussée de l'épaule. Hors de question que je suive ce troupeau vers une destination inconnue que le prince ne semblait approuver qu'à moitié, voire pas du tout, et je leur demandai ce qu'ils comptaient réellement faire de leur journée.

— Nous allons au village... commença l'un.

— Ils vont au bordel, compléta Térês.

— C'est si mal formulé ! se défendit un autre. Nous nous éduquons.

— Et garde ça pour toi, hein ? Aristotélês ne doit pas l'apprendre.

— Aristotélês croit que les hommes doivent s'élever au-dessus de ces basses considérations, précisa Alexandros.

Il torturait toujours ses pistaches, dans une quantité qui me parut suspecte : lui aussi devait juger que l'obsession juvénile de nos camarades avait quelque chose de vulgaire. Je ne comprenais pourquoi il n'interdisait pas cette virée... J'ignorais encore que le roi, s'il bénéficiait d'une loyauté quasi religieuse du fait de son sang divin hérité d'Héraklès, régnait par un consensus acquis en consultant la troupe, la noblesse et l'assemblée des Macédoniens. Qu'Alexandros prive les autres de leur sortie serait passé pour un caprice de petit tyran.

Je refusai donc, tout en affirmant que je saurai garder ce secret que je n'avais aucun intérêt à révéler. Je me préoccupai aussitôt de considérations bien plus importantes : de comment approcher Alexandros après le fiasco de ce matin, de la stratégie qu'il me faudrait employer pour convaincre Térês de garder sa bouche bien close... J'étais arrivée à la douloureuse conclusion que je ne pouvais le tuer. La prêtresse du Dieu n'avait pas formulé son ordre comme une demande explicite d'assassinat, et j'avais trop vite estimé que c'était la seule voie possible... mais de toutes les flèches de mon carquois, la diplomatie n'était, et de loin, pas la plus affutée. Pour ne rien arranger, les babillages nocturnes de mon compagnon de chambre m'avaient mal disposé à son égard.

Alexandros nota ma réaction. Je l'avais déjà oubliée ; lui se souvint des années durant de la moue un peu dégoûtée qui me tordit la bouche à la mention du bordel et de mon froid désintérêt pour les exploits sexuels des autres. J'avais refusé une main tendue par la meute avec un dédain qui me classa aussitôt parmi les pédants ; on m'avait offert une place parmi les meneurs, et en écartant cette offre, j'avais renoncé à une occasion de me lier à eux...

... et, sans le savoir, j'avais gagné une once de respect de la part du prince, qui nourrissait un mépris aussi acharné que minoritaire pour les choses de la chair.

Les alentours de la table se vidèrent soudain. Les plus vieux se levèrent comme un vol d'étourneaux, sans aucun signe clair, mus plutôt par l'instinct primaire qui anime les groupes soudés ; leurs places ainsi désertées laissèrent un espace pour la parole des plus jeunes, qui se mirent à piailler en se cherchant des occupations prétendument plus intéressantes que les exploits sexuel de leurs aînés.

— Et toi, les coupai-je soudain en m'adressant à Térês, dont les prunelles brunes s'égaraient piteusement entre les feuilles de sa salade, tu comptes faire quoi, aujourd'hui ?

J'avais manqué les lèvres entrouvertes d'Alexandros, qui se préparait secrètement à me poser la même question, et ses doigts qui se figèrent sur la coquille délicate d'une amande ; je ne ratai pas la perplexité d'un Térês peu habitué à ce qu'on s'intéresse à lui, ni le silence stupéfait des autres : quel genre de fou accordait son intérêt à la victime du troupeau ? Mais c'est bien lui que je regardais et, une fois l'idée avalée, mâchée et digérée par le jeune Thrace, il m'envoya un sourire qui qui annonçait que je ne pourrais plus jamais me débarrasser de ses pénibles attentions.

Alexandros se leva et quitta la tablée, où il abandonna un impressionnant monticule de pistaches.


[1] La gomme de lentisque a une odeur un peu vanillée.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant