Dodonê occupait le fond d'une large vallée, douce et fertile, tapissée de chênes centenaires. C'était la saison faste des pèlerins, dont les tentes avaient été plantées à quelques distance de l'enceinte de pierre du sanctuaire. Depuis l'extérieur, on apercevait le toit de l'antique temple de Zeus ; dans la rue principale du camp, adossé à un village, on s'écartait pour laisser passer les prêtres de Gaïa, aux pieds nus, toujours crasseux de terre.
Alexandros connaissait, de nom, une prêtresse qui avait été initié avec sa mère Myrtalê – il espérait qu'elle pourrait appuyer sa demande d'oracle, et lui obtenir des réponses sans que la rumeur de sa présence se diffuse.
— J'ai besoin d'un rite... particulier, expliqua-t-il une fois une rencontre obtenu avec la prêtresse, une femme d'âge moyen aux yeux déjà plus sel que poivre. Je sais qu'il existe un autre moyen que les questions posées au Chêne, et écoutées dans le vent. Ma mère m'a parlé de rêves...
Je marchai à trois pas derrière eux ; le vent, qui nous attaquait de face et menaçait d'arracher le grand chapeau de paille d'Alexandros, porta jusqu'à moi la réponse de la femme.
— Les plus grandes cités elles même se contentent de simples questions.
— J'ai besoin de m'adresser directement à Zeus.
— Cela ne se fait pas.
— Ce n'est pas ce que m'a révélé Myrtalê.
— Elle n'aurait pas dû te dire ce genre de choses, jeune prince.
Alexandros se redressa et lui rétorqua, pincé :
— Tu étais avec elle à Samothraké quand elle a rencontré le roi de Makedon, n'est-ce pas ? Alors tu sais pourquoi je dois parler au dieu, tu sais pourquoi tu dois faire une exception pour moi.
Elle promit de faire son possible ; son possible prit l'après-midi entière, et la promesse qu'Alexandros serait d'une discrétion absolue, si on l'autorisait à passer la nuit entre les racines du chêne sacré. Nous attendîmes la nuit à l'abri de notre tente, où personne ne pouvait le reconnaitre, couchés dans les bras l'un de l'autre. Nous ne parlions pas beaucoup ; je me demandai, alors, ce que ma compagnie pouvait avoir d'agréable comparée à celle d'Hêphaistion, qui avait toujours mille choses intéressantes à partager.
Au bout d'un moment, Alexandros hasarda :
— Si je suis vraiment son fils, il faudra que je parte à l'aventure, tu ne crois pas ? C'est ce que font les enfants des dieux.
— Sans doute.
— Tu viendras avec moi ?
— Oui, promis-je en jouant avec ses cheveux. Quand Hêphaistion aura retrouvé son corps, nous irons où tu voudras.
Il me répondit d'un silence, parce que ce n'était pas en lui que je croyais pour accomplir cela, et que le nom de Philippos ne passait jamais ses lèvres.
Cette nuit-là, en son absence, j'écrivis.
Hêphaistion avait commencé dès qu'Alexandros avait pris la décision de partir. Il fallait rassurer son père, que j'avais laissé dans une insupportable incertitude. Le premier feuillet de lettres (du bon papyrus prélevé dans les réserves personnelles de Philippos) partit du haras où nous avions laissé Bouképhalas. Quand Hêphaistion était rassasié, il écrivait lui-même ; quand il ne l'était pas, il fallait que je sois suffisamment lui pour que mon écriture ressemble à la sienne.
C'était sans fin. Une tapisserie de mensonges, une refonte totale de l'année que j'avais vécu. Nous avions été silencieux, oui, à cause d'une histoire amoureuse qui avait mal tourné et dont nous avions honte – mais ensuite, moi, Hêphaistion fils d'Amyntor, j'avais su gagner la confiance et la faveur du prince et du roi. J'avais été un page modèle, j'avais de nombreux amis, j'avais sauvé la vie du prince, j'étais le page personnel de Philippos. Disparus, les meurtres, les larmes et les pleurs, les mains crevassées par l'eau froide, le dégoût, la trahison et la mort. Je ne pouvais en vouloir à Hêphaistion de tout reconstruire, de refuser de reconnaitre tout ce par quoi j'étais passé – il avait un père, lui, qu'il aimait, et quelque part, qui étais-je pour lui refuser de tout refaire, comme s'il avait vécu tout ça ?
C'était son histoire, telle qu'elle aurait dû être.
Plusieurs fois, je dû remettre de l'huile dans la lampe. Ptolemaios me rejoignit au milieu de la nuit. Nous regardâmes les étoiles un moment, alors que je massais ma main douloureuse, en nous demandant ce que le bruissement des feuilles des arbres sacrés révèlerait à Alexandros.
Puis, il retourna se coucher et moi, jusqu'à l'aube, j'écrivis...
Hélios s'annonçait, par-dessus les montagnes qui séparaient l'Epeiros de la Thessalia, au Levant. J'attendais au sommet d'une colline, où Alexandros avait prévu qu'on se retrouve, seuls. Mes muscles se crispaient jusqu'au coude. Nous et nos pères, c'était une danse douloureuse, pensai-je alors que, au loin, sa silhouette se profilait dans l'aube bleuté. Hêphaistion voulait revoir Amyntor, à l'automne ; cela me terrifiait. Et puis la menace d'Attalos planait, à Pella et au sein de l'armée... L'ombre de Philippos restait sur nous, inévitable, et enfin celle de Zeus, l'origine de tout cela.
Je me levai dans l'herbe, haute et encore verte, alors qu'Alexandros gravissait la colline pour me rejoindre. Le ciel rosissait ; le vent tordait les boucles blondes, encore emmêlées par le sommeil.
Il s'arrêta, près de moi, et resta là, immobile, blême, et je compris que l'oracle ne lui avait pas offert les réponses espérées.
Hêphaistion se tenait toujours à mes côtés. Il lui restait peu de temps avant que le jour l'amenuise, car nous n'avions pas osé chasser si près du sanctuaire, et l'effort de la nuit l'avant ébranlé.
— Alors ? demanda-t-il.
Une invitation, une main tendue, qui fit frémir les lèvres d'Alexandros. Alors, je sus qu'il se retenait de pleurer, parce que les hommes ne pleurent pas, même lorsqu'on leur arrache le cœur.
Je le pris contre moi. Il s'y cacha, mortifié de peine et de honte, et il hoqueta :
— Rien, il n'a rien dit, rien...
— Le rituel a échoué, c'est tout, tenta Hêphaistion.
— Non, insista Alexandros. Non. Il m'a répondu. Et la réponse est rien.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...