Au réveil, j'avais assez d'énergie pour suivre Alexandros jusqu'à nos chevaux. À cause de la longue immobilisation de l'armée, on avait fini par les lâcher, à tour de rôle, dans un grand cercle à l'écart des lignes d'attaches. Podargos et Bouképhalas y avaient passé la nuit ; en nous voyant approcher, ils vinrent vers nous et nous saluèrent avec une sorte de rire grave, puis me soufflèrent au visage. Nous leur offrîmes un peu de sel et je me collai à l'épaule alezane de Podargos, respirant avec bonheur l'endroit, juste sous la crinière, où son odeur unique était la plus forte. Il s'était roulé dans l'herbe avant mon arrivée : le parfum des brins écrasés et de la terre humide se mêlait à la sienne, chaude et réconfortante.
Bonjour, mon tout beau.
Tu sens bizarre, remarqua l'étalon. Comme les fleurs que les deux-jambes mettent sur la terre, là où ils mettent les deux-jambes qui sont morts.
Les asphodèles...
Tu n'aimes pas ?
Pas bonnes à manger, mauvais goût.
J'émis un gloussement qui m'attira un regard étonné de la part d'Alexandros. Tout bas, je lui rapportai la conversation ; tout en flattant le cou de Bouképhalas, il répondit qu'il oubliait parfois ce dont j'étais capable.
— Parfois, j'aimerai savoir ce qu'il pense de moi, soupira-t-il en s'appuyant contre son destrier.
Bourrique ?
Il sent le fruit presque pourri. Bonne friandise.
— Il dit que tu sens le fruit mûr et que ça lui plait.
Je les abandonnai là pour retourner au camp. J'étais encore trop fatigué pour monter ou marcher toute la journée, puisqu'il avait été décidé que Philippos était en état de voyager, allongé sur une litière portée par ses hommes. Moi, on m'avait trouvé une charrette légère, et tous mes camarades y avaient empilé leurs matelas de campagne, à peine plus épais qu'une couverture, pour atténuer les cahots. Je passai donc une bonne partie de la journée à observer le tournoiement des oiseaux dans le ciel et les branches qui se chargeaient de jeunes feuilles ; de temps en temps, je marchai à côté de la cariole, et je dormis un peu.
Les choses continuèrent ainsi pendant quelques jours. J'allongeais mes marches et, le soir, je veillais un peu plus longtemps au feu de camp, sans dire grand-chose, mais en me repaissant des rires et des commérages des autres. Je n'avais jamais envisagé qu'ils pourraient me manquer. Pourtant, c'était le cas : la mort m'avait appris à reconnaitre la valeur des vivants.
Ces soirs là, je laissai Alexandros me dorloter. Je passai une soirée entière appuyé contre la poitrine, ses bras et son manteau autour de moi, la tête posée contre son menton. Cela lui plaisait – moi, j'aimais le miel dans ses yeux, la douceur de ses sourires quand il oubliait qu'on l'observait. Notre relation durait à présent depuis assez longtemps pour qu'elle soit devenue commune et que les autres s'en désintéressent.
Jusqu'à ce que nous atteignions le fond de la grande vallée de l'Hèbros [1], et pendant les premiers jours que nous passâmes à longer ce fleuve, je vis à peine Philippos. Sa blessure rendait son rétablissement plus exigeant et plus long que mon coma ; assommé d'épuisement et de pavot, il ne se réveillait que pour manger et, à l'occasion, écouter Alexandros jouer de la lyre. Quand cela arrivait, je m'asseyais au pied de son lit, la joue posée sur le matelas et les yeux mi-clos, alors que la mèche d'une unique lampe à huile baignait Alexandros, assis dans une chaise pliante, dans un halo doré. Quelqu'un avait trouvé un instrument neuf une fois dans la vallée, simple mais bien accordé, dont les mélodies enchanteresses berçaient nos soirées.
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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...