Livre II - Chapitre 12

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Nous continuâmes notre route sous un ciel gris et bras, traversé par des nuées d'étourneaux qui évoquaient, sous les nuages boursoufflés, de sinistres spectres aux corps mouvants. La tension montait au sein de notre cortège : la route devenait presque impraticable pour les charriots et ceux dont les roues tenaient les chocs nous ralentissaient. Ils étaient trop lourds pour que les bœufs attelés les hissent sans peine sur les pentes raides, et encore plus lorsque la boue s'en mêlait.

La route nous emmenait sur un terrain que la pierraille rendait traitre. Des pins tordus jaillissaient du sol amer ; la forêt et les replis du terrain nous empêchaient de voir au-delà d'une portée de javelot. Je gardai mon cheval très près de Bouképhalas. Mon regard épluchait le relief accidenté, en quête du moindre signe que je devais renouer la corde de mon arc.

La tension me grimpait dans le dos. Elle naissait entre mes reins et, d'heure en heure, gravissait ma colonne jusqu'à me tirer entre les omoplates. Les étourneaux disparurent, remplacés par les cercles lents d'un unique vautour. On nous observait, j'en étais certain – moi, et beaucoup des vétérans, dont les conversations s'étaient réduites jusqu'à laisser planer un morne silence.

Vers midi, nous nous arrêtâmes pour manger et accorder du repos aux captives et aux animaux de bât ; quelques gouttes de pluie se mêlaient à l'ordinaire de plus en plus pauvre de nos rations d'oignons, de galettes dures et de choses sèches et rabougries. Je mâchais sous la capuche de ma cape de cuir ciré quand un cri perçant traversa notre segment du convoi.

Nous bondîmes sur nos pieds, mais le silence enflait déjà, grouillant de murmures, très vite brisé par des questions jetées par des soldats au-dessus des têtes des prisonnières. Je suivis Alexandros jusqu'au centre des remous. Nous nous tenions alors sur une pierre énorme qui surplombait une crevasse ; trois corps y avaient éclaté, poupées désarticulées dont le sang teintait, rouge et sombre, la caillasse au fond du gouffre. La longue tresse rousse de la femme coula de son cou ; elle glissa et tomba dans le sang d'un des deux enfants fracassés avec elle.

Mes mains me grattaient.

Alexandros revint dans le cercle de ses pages. On se rassit, on lui passa un morceau de viande séchée et Néarkhos, un de ses amis de Mieza, reprit l'histoire crétoise dont il avait abandonné le récit quelques instants plus tôt.

Un ruisseau de montagne coulait, un peu plus loin sur la pente. Je m'y rendis près d'un bouquet d'arbres qui me dissimulerait un moment aux yeux des autres. L'eau froide soulagea les démangeaisons. J'en profitai pour me laver le visage quand une pierre roula derrière moi.

Je me retournai avec une vivacité de serpent, la main à mi-chemin de l'épée courte pendue à ma hanche.

À l'entrée du bosquet, Démêtrios me lorgnait avec un air goguenard.

— Il parait que tu as la cruche un peu fêlée, depuis la bataille, m'envoya-t-il en se tâtant la tempe en guise de salutations. Où est ta belle épée dorée, Hêphaistion ? Et le beau manteau rouge de la dernière fois ?

Je me relevai lentement. Je portais la seule pièce restante de mon butin, l'anneau au griffon, au bout d'un cordon passé autour de mon cou, à cause de mes lavages de mains trop fréquents.

Il s'approcha de moi, les pouces coincés dans sa ceinture et le pas leste. Le vent tourna, me porta son odeur : la saleté de la campagne, la poussière, le feu de camp, l'éternel oignon des rations, son parfum à lui, et par-dessus : un infime fumet de vin et de poivre.

Tu n'auras pas perdu de temps.

Immobile, tendu comme un arc au bord du ruisseau bouillonnant, je le laissai venir.

— Je n'oublie pas les insultes qu'on me fait, me prévint Démêtrios.

Il s'arrêta ; près, trop près.

Si j'avais dégainé, j'aurais pu lui trancher la gorge d'un seul geste.

— Tu n'en as plus pour longtemps. Je vais te faire renvoyer dans tes montagnes de pouilleux... ou alors, je pourrais demander à Philippos de te mettre en premières lignes. C'est ce que tu voulais à Perinthos, non ?

Je restai de marbre.

— Tu crois qu'Alexandros te protègera ? Ce n'est qu'un bâtard épirote, l'Assemblée ne voudra jamais de lui alors qu'ils pourraient élire un vrai Macédonien !

Il osa lever un doigt vers moi. Je fixai ce doigt alors qu'il s'élevait vers ma poitrine – je m'imaginai l'attraper et le casser d'une bonne torsion, clac, alors que Démêtrios me tapotait le torse d'un air satisfait... et pourquoi ? Parce que Philippos n'avait pas trouvé de bonne raison de lui refuser sa couche ?

L'aventure de Pausanias ne lui avait donc rien appris ?

— Tu n'aurais pas dû m'insulter et manquer de respect à ma famille, continua le lutteur. Je n'oublie jamais une offense ! Térês aurait dû te servir de leçon mais toi, tu me...

Je saisis ses doigts comme j'aurai saisi un oiseau au vol.

Démêtrios se figea ; ses yeux s'écarquillèrent ; sa bouche s'entrouvrit ; je me jetai sur lui, les mains autour de son cou. Il tenta sans succès d'atteindre le mien : j'étais un peu plus grand, mes bras juste assez longs. Sa vie palpitait sous mes doigts. Il tenta d'agripper mes coudes, mais j'étais forgé d'un acier inhumain.

En serrant très fort, j'aurais pu broyer sa trachée, peut-être même lui briser les vertèbres ; je l'aurais fait s'il n'avait osé prononcer le nom de Térês.

Souffre.

Rouge comme le sang de la femme sur les rochers, ma rage rétrécissait mon monde.

Souffre !

Il fallait que quelqu'un paye – pour Térês, pour les femmes violées, pour ma servitude. La bouche de Démêtrios s'ouvrait et se fermait en vain. Je voulais que ça dure, que ça dure longtemps. Ses jambes s'agitaient contre la berge : assis sur ses hanches, divinement puissant, je l'épinglais au sol.

— Hêphaistion !


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant