Livre III - Chapitre 20 (3)

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Ce soir-là, l'armée s'arrêta sur les terres d'un éleveur de chevaux, un ami de Philippos qui s'était fréquemment rendu à Pella, lors des foires équestres, pour lui vendre des bêtes de guerre. La première partie du dîner se déroula dans une salle de réception qui ne pouvait accueillir que les plus proches compagnons du roi. J'avais été nommé à son service, mais il n'aurait pas besoin de moi avant de se retirer dans les appartements que lui avait cédé le propriétaire. Cela me donna donc tout le loisir de grignoter en écoutant les ragots que s'échangeaient les gardes royaux et ceux de la propriété : le troupeau de juments mené par les Thessaliens avait traversé la région sans encombre, le temps était beau, l'herbe grasse ; c'était la saison des poulinages, dont les produits se révélaient grands, vifs et en bonne santé, sans que l'élevage perde la moindre jument.

Le repas se révéla court et plutôt austère, à l'opposé des festins dont on nous avait régalé à chaque escale, tant à cause de la fatigue du roi que parce que son hôte était le genre d'hommes qui, bien que très riche, ne dépense jamais rien en plaisirs extravagants ; le laconisme froid d'Alexandros ne fit rien pour l'égayer.

Je suivis, lentement, lorsque le fils accompagna son père vers les appartements prêtés par le propriétaire. Philippos tenait à se déplacer seul depuis que son médecin avait accepté qu'il utilise des béquilles ; ses claudications nous laissèrent tout le temps pour baigner dans un malaise qui s'insinuait dans nos silences.

Enfin, il s'assit sur le lit ; la chambre était petite, à peine meublée, et il n'y avait qu'un siège dans lequel s'installa Alexandros, si raide qu'on aurait cru que le dossier l'aurait brûlé s'il avait osé s'y laisser aller. Gêné, je restai debout dans un coin, près de la porte.

— Qu'est-ce que tu voulais ? entama Philippos.

— Te laisser une chance de t'expliquer, répondit Alexandros.

— Un père n'a pas à s'expliquer auprès de son fils.

— Tu n'as rien à me dire ?

Philippos me coula un regard en coin. Je l'avais prévenu qu'Alexandros et moi nous étions disputés, et qu'Alexandros nous en voulait pour notre rapprochement, mais je n'avais pas donné plus de détails que cela. Cela me gênait trop, de parler de ce qu'Alexandros attendait de moi, même si tous les autres en parlaient très librement.

— J'ai cru comprendre que tu étais jaloux que j'apprécie Hêphaistion.

— Formulé ainsi, on croirait que tu n'as rien à te reprocher.

— Tu t'oublies.

— Moins que toi quand tu es ivre, murmura Alexandros.

Sa voix, doucereuse et basse, emplit l'espace, emplit le vide laissé par la stupéfaction. Un fils ne parlait pas ainsi à son père, dans un monde où un père était en droit de battre et même tuer son enfant : il lui devait un respect infini et une soumission éternelle.

Et il y avait des choses qu'on ne pouvait lancer à la figure d'un roi, même en Makedonia, où le protocole semblait inexistant comparé à celui de la Persis.

— Je crois, répondit Philippos, très lentement, que tu as trop bu ce soir, ou mangé quelque chose qui ne te convient pas. Tu devrais aller te coucher.

— Comme un enfant qu'on renvoie dans sa chambre ? ironisa Alexandros. Tu as perdu le droit de me traiter comme un enfant le jour où tu m'as tiré de mon lit et jeté face à une bête sauvage pour réparer tes erreurs d'ivrogne.

L'air sentait la foudre ; Philippos dévisageait son fils, et son fils fixait un horizon lointain, au-delà des murs de la pièce, le poing fermé sur l'accoudoir du siège.

La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant