Livre II - Chapitre 10

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Avec ma lance et mon épée
Je peux bien boire et bien manger
Bien moissonner, bien vendanger.

Avec ma lance je gouverne ;
Le fermier tremble et se prosterne
Comme un vermisseau devant moi.

Je l'épargne ou bien je l'achève ;
Avec ma lance et mon bon glaive,
Je suis son maître et son grand Roi.

— Chant de guerre crétois


***


On dit qu'Artémis hait la guerre. Je ne sais quels cadeaux ou quelles menaces la rallièrent aux plans divins pour la Persis ; mais à l'issue de notre campagne contre les Skuthoi d'Athéas, je compris pourquoi ma maîtresse, il y a des siècles de cela, pleura pour les femmes et les enfants de Troia avant même que les mille navires des Hellênes ne prennent la mer.

Dans le froid, le brouillard et les dernières neiges, notre armée avança. Philippos la réduisit à son appareil le plus simple et le plus rapide, laissant avec Attalos toutes les lourdeurs des armes de siège, des troupes les moins éprouvées et des femmes, enfants et esclaves que chaque armée traine derrière elle. Nous n'étions plus que chevaux nourris au grain et hommes chantants entre les flaques et les vergers dénudés. La dureté des marches longues et rapides affermissait la fierté de ces soldats qu'Athéas avait osé insultés.

C'est à la fin du premier jour que le frère à qui Philippos comptait me confier se fit connaitre – à ma grande horreur, alors que, plié en deux contre l'épaule d'un Bouképhalas toujours aussi impopulaire auprès des palefreniers, j'inspectais l'état d'un de ses énormes sabots.

— Tu n'es peut-être pas si inutile, finalement, me salua Kleitos avec entrain.

Je ne l'avais jamais aussi heureux, ni à Mieza, ni à Pella, qu'à présent qu'il pouvait passer ses journées à patauger dans la boue, les puces et les odeurs infectes des rations militaires.

Je me relevai en retenant une répartie cinglante. Kleitos ne m'aimait pas, un sentiment bien réciproque, mais c'était mon supérieur, et j'étais à moitié persuadé qu'il me provoquait à dessein pour m'apprendre à ravaler ma fierté.

La répartie mourut au fond de mon crâne. Mon ancien instructeur grattait d'une main la croupe de l'étalon ; de l'autre, il formait le signe secret.

Ma réaction lui tira un grand rire.

— Ah ça, mon garçon, j'ai fait exactement la même tête que toi !

Il assena quelques tapes affectueuses à l'arrière-train de Bouképhalas avant de conclure :

— Rends nous la vie facile à tous les deux et tiens-toi à carreau à l'avenir, veux-tu ?

— Je ferais de mon mieux, promis-je.

Et je pensai, alors qu'il disparaissait entre les chevaux : de tous les soldats de Makedonia, il fallait que ce soit lui !


***


Nous atteignîmes d'abord Odessos [1], où nous fûmes accueillis par une troupe de cavaliers couverts d'or et de fourrure précieuses, et les bras grand ouvert du roi Kothelas.

— Mon très cher fils ! beugla-t-il dans Attique très approximatif avant de partager avec Philippos une étreinte des plus enthousiastes.

Il avait un visage comme une girouette, qui changeait d'expressions à chaque battement de cœur.

— Je suis désolé pour ta fille. La fièvre des marais ?

— Cela arrive souvent à Pella. La prochaine fois que Meda sera enceinte, je l'enverrais dans les hauteurs jusqu'à ce que l'enfant soit en âge de marcher.

Le vieux roi acquiesça ; Philippos fit signe à Alexandros d'approcher, et je suivis, d'assez loin, comme le bon chien que j'étais devenu.

— Mon fils, le présenta Philippos.

— Grand-père, répondit Alexandros, bien que Kothelas n'ai été qu'un des nombreux beaux-pères du roi.

— C'est un beau garçon que tu as là, mon ami ! Quel âge a-t-il ? Quatorze ?

— Presque dix-sept, corrigea Alexandros.

— Il a remporté sa première campagne cet été, précisa Philippos.

— Précoce ! le complimenta Kothelas, alors que l'un et l'autre partaient vers la ville. J'ai encore des filles pour lui, si tu veux : mes deux dernières, elles sont de son âge.

Philippos éclata de rire.

— Allons, mon père ! Laisse-le donc mûrir un peu, on ne couvre pas les juments avec des poulains !

Et plus tard, dans la chambre du palais que je partageais avec Alexandros :

— Je le déteste, siffla Alexandros, livide. Tu entends comme il parle de moi ? Un poulain ? Il ne me donne aucun commandement, il se moque de moi, et tu sais ce qu'ils vont faire ce soir ? Ils vont s'enivrer tous les deux pour savoir lequel vomira ses tripes le premier. Ça prouve quoi, hein ? Que l'un est une outre plus profonde que l'autre ? Il est tellement vulgaire !

Je ne tus et me contentai de vérifier que mes armes n'avaient pas pris l'humidité.

— Nous étions censé faire la guerre ensemble, continua-t-il malgré mon silence. Mais je ne suis pas son égal. Je suis juste son chien, sensé marcher dans son ombre. C'est comme si je n'existais pas... tu m'écoutes ?

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? répondis-je froidement.

Il me fixa, puis secoua ses boucles blondes et partit je ne savais où, faire je ne savais quoi – je m'en fichais bien, puisque nous n'étions pas amis.


[1] Varna, sur les bords de la Mer Noire, en Bulgarie

La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant