J'étouffai un début de panique à l'idée de rester seul avec Alexandros. Je craignais que le désir revienne s'il s'approchait de moi ; heureusement, il semblait pressé de partir. Nos regards ne se croisèrent qu'une fois : il me fixa un moment, comme s'il attendait quelque chose, avant de baisser les yeux pour s'inquiéter du sabot de Bouképhalas. Le sabot me parut déjà propre et en parfaite santé, mais en tant que cavalier, je comprenais qu'il ressente le besoin de s'en assurer.
Cela continua ainsi toute la matinée. Je fouillais tout le paysage à la recherche d'ombres étranges sans jamais les surprendre ; je ne ressentis pas non plus l'instinct glaçant qui annonçait la proximité d'un spectre. Sans doute les rayons d'Hélios suffisaient-ils à les chasser. J'y croyais d'autant plus qu'Hêphé ne m'était jamais apparu de jour.
Maussade, fatigué, je ne fis aucun effort pour discuter avec les autres ou chanter avec eux les airs paillards qui aidaient à passer le temps et à rythmer la marche. À un moment, alors qu'Alexandros paraissait occupé, Pausanias me demanda comment Philippos avait réagi à son message. Je lui répondis qu'il était d'humeur massacrante et peu réceptive ; je ne sais si Pausanias pris cela pour un refus ou pour une suggestion d'essayer plus tard mais, pour dire vrai, je m'en fichai pas mal : comparé au problème posé par Perdikkas, cette histoire de tesson me paraissait tout à fait oubliable.
Nous nous arrêtâmes pour la pause. J'étais occupé à retirer la bride de Podargos et à desserrer sa sangle ventrale lorsque je sentis une masse approcher, passer ses bras autour de ma cuirasse. Un souffle se mêla à mes boucles contre ma nuque ; heureusement, nos armures limitait nos contacts, sans quoi je pense que je l'aurai frappé.
— Tu me manques, chuchota Alexandros dans mon cou.
Podargos réagit avant moi. Il sentit l'extrême tension que mi traversait et, mal à l'aise, se mit à gratter le sol et leva haut la tête.
Et moi, comment pouvais-je réagir ? Alexandros ne faisait rien de plus que ce que je lui avais autorisé depuis mon retour, rien de plus que ce que je lui avais offert.
Alors comment lui dire que c'était fini, que je ne pouvais plus, que je ne voulais plus ?
— Je suis désolé, je suis occupé, répondis-je. Il faut que je m'occupe de Poda.
La pression disparut de mon dos.
— Tu nous rejoins pour manger ?
— Oui.
— Je te garde une place ?
— Pas la peine, répondis-je tripatouillant les boucles de la sangle. J'ai les mains dégoûtantes, je vais devoir les laver, ne te gêne pas pour moi.
— Mais ça ne me gêne pas.
Je ne pouvais prétendre plus longtemps que je m'occupais du tapis de selle : cela ne pouvait tromper un cavalier expérimenté. Alors, je fis semblant d'avoir un sabot à inspecter et me penchai sur le postérieur de Podargos qui, bien élevé, eu l'obligeance de lever le pied.
— Hêphaistion ?
— Quoi ?
— Je ne comprends pas pourquoi tu boudes.
— Je boude ?
— Ne me prends pas pour un imbécile. Tu ne m'as pas adressé la parole une seule fois depuis la nuit dernière.
— Bien sûr que si.
— D'accord, convint-il en baissant la voix. Tu m'as adressé la parole une fois, pour me prévenir que le fantôme de mon oncle me déteste.
Je laissai retomber le sabot : il était propre et net, et puisque l'ombre d'Alexandros tombait droit dessus, je supposai qu'il en avait une vue assez claire pour s'en rendre compte.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...