Livre III - Chapitre 23 (6)

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Dehors, je retrouvai Alexandros, froid, pâle, inquiet, qui m'avait attendu en faisant nerveusement les cent pas. Je me sentais toujours aussi léger en le rejoignant, en glissant un bras autour de sa taille pour nous rapprocher. Nous retournâmes ainsi jusqu'à son pavillon. Sans rien dire, nous allâmes dans sa chambre ; là, dans le secret de la chambre aveugle, il se fondit contre moi, lourd et tremblant de chagrin et de tensions inavouées.

Moi, je sentis s'abattre un immense soulagement. J'étais revenu, j'avais retrouvé mes proches, j'avais été accueilli ; mieux, Hêphaistion avait été accueilli. J'en aurais presque ri, si Alexandros n'avait pas pesé comme une pierre contre ma poitrine. Alors, je l'enlaçai et lâchai un profond de soupir contre ses cheveux, un soupir de cheval heureux.

C'était une nuit de larmes, de toutes celles que nous avions tues, jusqu'à ce qu'elles débordent.

Enfin, nous nous assîmes sur le matelas. J'entourai Alexandros de nos couvertures, lui passai la main dans le dos, dans les cheveux. Je ne savais comment lui dire que j'étais là, que je serai toujours là, désormais, et que les choses iraient mieux. Ces pensées me paraissaient si inhabituelles comparées au désespoir qui me collait à la peau que je n'osais les formuler. N'auraient-elles pas l'air ridicules dans ma bouche ?

— Quand mon père a fait reconstruire Mieza, commença-t-il soudain, j'ai cru que ma vie changerait. J'allais enfin avoir un endroit à moi, même s'il lui appartenait, loin de la cour... même si c'était faux. Mieza n'a toujours été qu'une excroissance de Pella. J'avais treize ans. C'est l'âge où on peut espérer se faire embrasser, ou qu'un garçon plus âgé pourrait nous cacher sous sa cape pour... tu vois.

J'écoutais.

— Mais à moi, ça n'est jamais arrivé. Kleitos dit que je leur fait peur, que j'agis comme si je n'en avais pas envie. Comment suis-je sensé me comporter ? Un prince ne peut pas avoir l'air d'une proie facile à chasser.

Un frisson me parcourut.

Je détestais cette comparaison. Je chassais pour tuer – Hêphaistion avait été ma proie, et c'était là la source de nos malheurs.

— J'ai patienté. Je me disais : ce sont les fils des plus grands du royaume, ou des meilleurs que mon père a attirés de toutes les terres peuplées par les Hellènes. Ils seront les plus grands soldats, les Compagnons les plus fiers, des généraux ! Il y en aura bien un pour tenter sa chance ? Bien sûr, j'aurais résisté. C'est la règle. Il n'y a que les putains qui se donnent trop vite. Un été a passé, l'automne, et puis l'hiver, et les fêtes de Xandika au printemps. J'ai pensé : ce n'est pas grave, Ptolemaios et Philotas partent rejoindre mon père en campagne, d'autres vont venir les remplacer, et peut-être ? Mais quand je les ai revus aux Hetairidia d'automne, rien n'avait changé. Pausanias avait eu trois bien-aimés entre temps, et moi ? Rien. Qu'est-ce qui n'allait pas chez moi ?

Il s'écarta un peu de moi, sans oser lever les yeux jusqu'à mon visage ; il observait ses doigts, l'ongle du pouce qui maltraitait le contour de l'ongle de son majeur, cruellement.

— Et puis tu es arrivé et j'ai... je savais que mon père me rappellerai bientôt. Je n'avais plus le temps pour la subtilité. Tu avais l'air sûr de toi, tu me plaisais, tu... j'ai su très vite que je voulais que ce soit toi. Mais tu ne voyais rien. Les autres ricanaient dans mon dos, tout le monde se rendait compte que j'espérais que tu m'approches, mais toi, tu as choisi...

Térês.

Il ne prononça pas son nom.

— C'était la première fois que j'essayais vraiment d'avoir quelqu'un. Tu es plus vieux et de toute façon, je voulais être le bien-aimé, au moins une fois. Je voulais être choisi, au moins une fois. Je me suis fait à l'idée que ça n'arriverait pas. Je suis trop repoussant pour ça. Mais si je t'étais loyal, quelle importance ? Kleitos m'a dit un jour, quand j'étais bien plus jeune : la beauté fait le coup d'un soir, mais c'est le cœur et l'esprit qui font l'amour d'une vie. J'ai fini par comprendre que les règles habituelles ne pouvaient pas s'appliquer avec toi. Tant pis, nous pourrions avoir quelque chose d'unique. Ensuite, tu m'as dit que tu ne pourrais jamais me toucher comme je l'espérais...

Alexandros déglutit, mais continua, encore et encore ; le masque avait cédé, et le pus s'écoulerait jusqu'à assécher la blessure.

— Là aussi, je me suis résigné : je ne suis pas une bête, ce sont mes sentiments qui importent, on pourrait toujours... même sans aller jusqu'au bout... j'étais prêt à ça. Et je pensais bien que tu m'aimais, parce que tu ne cessais de revenir et que, parfois... Mais maintenant, Orestis, que suis-je sensé croire ? Ai-je le droit de te toucher sans l'autorisation d'Hêphaistion, si ton visage, ta voix, si tant de parties de toi lui appartiennent ? Ai-je le droit de t'embrasser ? Suis-je sensé aller lui réclamer ton affection comme on réclame une catin à son proxénète ?

Je voulus lui prendre les mains, doucement, pour qu'il arrête de se faire mal, mais il me les arracha pour les plaquer sur sa poitrine.

— Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? Je voulais juste être amoureux et qu'on soit amoureux de moi, pour moi, au moins une fois dans ma vie. Et si tu n'étais jamais venu ? Est-ce que j'aurai eu ce que j'espérais avec lui ? Mais qu'est-ce que vous attendez de moi ? Que je pleure avec lui sur ce que nous aurions pu avoir et que nous n'aurons jamais ? Est-ce que je serai tombé amoureux de lui ? Je t'aime, toi, je l'ai perdu, lui, avant même de l'avoir, et maintenant, est-ce que je vais te perdre toi aussi ? Quelle divinité ai-je offensé pour que ça finisse ainsi ?

Je levai la main, très lentement, pour approcher mes doigts repliés de sa joue. Il m'arrêta d'un geste faible, la main molle contre la mienne.

— Voudrait-il que tu fasses ça ?

Un pincement, dans ma poitrine. Alexandros ne connaissait pas Hêphaistion. Il ne pouvait qu'ignorer sa douceur, sa dévotion à son égard, et qu'Hêphaistion ne le laisserait jamais endurer une telle solitude.

D'une façon ou d'une autre, je leur ferai comprendre. Je ne pouvais abandonner Hêphaistion, je ne pouvais rejeter Alexandros. J'avais besoin d'eux deux. J'avais besoin qu'ils s'aiment autant que je les aimais, moi.

— Il ne voudrait pas te voir ainsi, affirmai-je.

Alexandros me laissa aller au bout de ma caresse. J'écrasai les perles d'eau et de sel sur ses joues, je traçai le contour de sa mâchoire, je redécouvris la douceur de ses cheveux contre ma peau. Je voulais que ce soit doux, lent, chaud.

— Je suis désolé, murmurai-je, de ne jamais avoir été à la hauteur de... de l'amour dont tu avais besoin et de... et de t'avoir tiré les cheveux.

Il s'esclaffa avant de renifler.

— Ça t'a marqué.

— Je ne veux pas te faire de mal. Jamais.

À genoux, il vint se coller contre moi, le visage au creux de mon cou. Je l'étreignis. J'attendis. Je voulais que cela dure longtemps.

Enfin, il murmura :

— J'apprécie, tu sais. Quand tu t'imposes et que je sens que tu es plus fort que moi.

Je ne me sentais pas plus fort que lui. Son cœur contenait plus de vaillance que je n'en aurais jamais.

— Je t'aime, soufflai-je dans son oreille.

— Tu me l'as déjà dit.

— Oui, mais je ne veux plus que tu en doutes.

Je le répétais encore, encore et encore, et j'aurais voulu le lui dire jusqu'à ce qu'Hélios réapparaisse par-dessus la mer – non, j'aurais voulu que toutes les déesses de la nuit se liguent contre lui, qu'elles emmêlent leurs voiles aux roues du char brûlant, qu'elles le retiennent au-delà de l'horizon.

Que cette nuit dure toujours, et que je promette mon cœur à Alexandros, encore, encore, encore.

J'avais envie d'embrasser ses doigts, et j'y cédai ; j'étais trop fatigué pour ne pas m'y abandonner.

— Tu voudrais qu'on soit ensemble ? demanda-t-il. Que tu sois mon compagnon, comme Patroklos l'était pour Akhilleus ? Qu'on le dise à tous les autres ?

Je murmurai, contre sa main, là où la hampe de la lance et la garde de l'épée épaississent la peau : Oui. Oui, je crois que j'aimerai cela.

Et j'espérais, au plus profond de moi, que nous pourrions bientôt êtretrois, et que tout se règlerait ainsi.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant