Nous marchions depuis longtemps quand il commença à parler.
Il avait travaillé tellement dur pour tout ça. Il savait que sa famille n'était pas riche, mais Philippos reconnaissait le talent quand il le voyait, même chez des fils d'étrangers ou d'hommes relativement modestes. Il avait renoncé aux jeux de l'enfance pour étudier, pour citer par cœur les plus grands auteurs, après avoir supplié son père de lui acheter des copies. Et tout ça pour quoi ? Pour mourir égorgé, sans honneurs, par un sauvage ?
— Tu ne mérites pas l'affection d'Alexandros ! Tu n'es même pas capable de la lui rendre !
Mais lui, lui il aurait su. Il avait rêvé de lui, de leur rencontre, de leur amitié naissante. Il l'aurait impressionné grâce à sa compétence et son bon caractère. Même à cela, il s'était entrainé : à ne jamais jalouser, ne jamais céder à la colère, à savoir se montrer humble et déterminé, à se priver de confort, à ne jamais rechigner à l'effort. Un très bon garçon, sur tous les plans.
Et pour quoi ?
— Je l'aurais aimé, moi. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, tu n'as pas de cœur et ça se voit. Même ta mère ne t'aime pas, parce que même elle, elle savait que tu n'es qu'un monstre déguisé en homme et qui ne ressent rien.
Je m'arrêtai. Au milieu du chemin.
Il avait raison, bien sûr. Je le savais. Je l'avais su dès que j'avais compris qui était Attalos. Ma mère me détestait. Elle m'avait gardé pour la venger d'Attalos, pour le viol, et de Philippos, parce qu'en tuant son mari au combat, il l'avait privée de son avenir. Elle m'avait chanté la haine pour m'endormir. Et quand j'avais été assez grand, enfin, elle m'avait donné aux femmes qui m'avaient appris comme prendre la place d'un autre. Est-ce qu'on donne un enfant qu'on aime pour qu'il disparaisse sous la peau d'un autre ?
Toutes les mères aiment leurs petits. C'était naturel, à ce qu'on racontait. Ancré dans leur chair par les dieux. Mais dans la nature, les louves, le renardes et les lionnes n'allaitent pas les petits difformes.
Cela devait être ça. J'avais le cœur difforme et ma mère l'avait senti, ou elle m'aurait aimé, j'en étais sûr.
Hêphaistion me rejoignit. Hésita à me toucher. Je ne pleurais pas, parce que je n'en pouvais plus de me déverser, et qu'il m'avait mené au-delà des larmes, au-delà du dégout que je trainais. J'avais envie de disparaitre – si je cessais de penser et que je laissais ce corps se vider, est-ce qu'il pourrait le reprendre, lui ?
— Arrête, murmura-t-il. Je suis désolé, Orestis, s'il te plait, arrête.
Il tendait la main sans savoir s'il voulait me toucher ou non.
— J'ai mentis. Je voulais... j'avais besoin de faire du mal à quelqu'un, c'est la colère, c'est...
Il secoua la tête. Sa détresse m'atteignait par vagues. Moi aussi, je faisais du mal aux autres dans l'espoir de moins souffrir ; mais lui n'était pas moi. Moi, je me serais acharné sur lui jusqu'à ce qu'il ne reste de nous qu'un désert de cendres. Je ne l'aurais pas pris dans mes bras et je ne lui aurais pas demandé pardon.
— Je suis sûr que c'est faux. Je suis sûr que ta mère t'aime malgré... malgré tout ce qu'elle t'a fait. Je sais que tu aimes Alexandros. Tu n'es pas comme ça, ce sont ces gens qui... Tu n'es pas un monstre. C'est eux qui t'ont fait du mal jusqu'à ce que toi aussi, tu blesses les autres.
Je lui rendis son étreinte. Je ne le méritais pas.
— On va y arriver, m'affirma-t-il.
Il essayait de se convaincre.
Nous ne pouvions pas nous mentir, mais nous pouvions essayer.
— Un jour nous tuerons les gens qui nous ont fait ça. Promis ? Pour qu'ils ne puissent plus faire de mal.
Je le serrais un peu plus fort et acquiesçai, joue contre joue.
Il n'avait pas d'odeur entre mes bras.
Au bout d'un moment, il s'écarta de moi, sans lâcher ma main.
— Courage. Nous rentrons à la maison.
Il avança. Une enjambée, vers Philippos, qui me garderait quoi qu'il arrive.
Vers Alexandros, s'il voulait encore de moi – Ô dieux, qu'il veuille encore de moi !
Je suivis. Un pas après l'autre dans la nuit sans horizon, à suivre sa promesse qui résonnait dans mon cœur : un jour, je tuerai ceux qui m'avaient forgé.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...