Livre 1 - Chapitre 4

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Orestês
Là, là... des femmes, vêtues de noir, enlacées de serpents sans nombre...

Le Coryphée
Le sang est encore tout frais sur tes mains : de là le trouble qui s'abat sur ton âme.

— Eschyle, Les Choéphores


***

Le lendemain de ma victoire à l'arc, un nouvel événement secoua mon monde : l'arrivée du courrier.

Les compagnons du prince appartenaient à des familles assez riches pour s'offrir, luxe incroyablement dispendieux, du papyrus en quantité ; les pères et les oncles écrivaient à leurs fils pour les instruire, parfois des professeurs avec qui les garçons entretenaient une correspondance philosophique. Alexandros reçut un épais paquet de rouleaux de la part du roi, de sa mère, d'Antipatros et de quelques personnalités plus inattendues : un acteur d'Athênai, Thessalos, lui avait envoyé des copies des meilleures pièces jouées aux Dionysies du printemps.

Alors que les autres se jetaient sur leurs feuillets comme des mouettes sur des sardines, bruissaient, ouvraient tout, quémandaient des nouvelles de tous les coins du royaume et surtout de l'armée, je reçus un hideux coup au cœur.

Le père d'Hêphaistion lui avait écrit.

Trois jours s'écoulèrent avant que je n'ouvre sa lettre – trois jours pendant lesquels, du fond de mon coffre, elle pesa aussi lourd sur mon cœur que si le vieil Amyntor avait écrit sur une plaque de plomb.

Je performais toujours aussi mal en formation de groupe ; j'avais appris à supporter les railleries de Kleitos et à éteindre celles de Démêtrios d'un regard glacial. Bouképhalas tentait parfois de me mordre lors des entrainement équestre et, à défaut d'y parvenir, prit en grippe Podargos. Puisqu'Alexandros occupant les positions à l'avant des triangles et des losanges qui constituent les unités de cavalerie de base, je fus naturellement relégué au dernier rang, que ce soit à pied ou à cheval ; cela me convenait tout à fait. Je n'avais plus la tête à me faire remarquer pour des talents qui m'attiraient plus d'hostilité que d'admiration.

De toute manière, je n'avais besoin ni de leur reconnaissance, ni de leur sympathie, et encore moins de leur curiosité.

— Où as-tu appris à faire tout cela ? me demanda Alexandros, le lendemain de la réception des lettres.

Nous étions au bain, après l'entrainement ; comme d'habitude, j'avais terminé premier au javelot, et Kleitos avait fait exprès de ne rien remarquer. Les autres s'éclaboussaient avec de grands rires ; je m'étais exilé dans un coin de la pièce pour échapper à leur bataille puérile, avec mon huile et mon strigile.

— Chez moi, répondis-je sans lever les yeux du mollet que je raclais, sur un ton qui impliquait que je n'avais aucune envie de développer.

Je ne mentais pas – Hêphaistion avait reçu l'enseignement de son père et des professeurs qu'il s'était saigné à engager, et moi d'Artémis et de ses chasseresses. Un jour, je raconterai tout cela à Alexandros, mais pas avant d'y avoir été autorisé. En attendant... mieux valait ne pas l'encourager.

— Tu sais, tu pourrais nouer des amitiés si essayais d'aider nos camarades à progresser.

J'émis un vague hm-hm qui pouvait passer pour un oui.

Je ne voulais pas d'amis mais qu'Alexandros et son corps nu aillent voir ailleurs. J'avais perdu l'habitude de la nudité quand j'avais commencé à avoir des poils et qu'on m'avait sommé d'aller me laver et me déshabiller seul, loin de mes amies d'enfance ; me retrouver entouré de vingt garçons qui passaient leur temps à se regarder les fesses, les muscles et l'entrejambe m'indisposait.

— Tu pourrais aussi regarder les gens, quand ils te parlent, ajouta Alexandros, acide.

Je levai les yeux vers lui. Il se pinçait la lèvre, ce qui lui donnait un air d'enfant boudeur et la rajeunissait.

— Tu veux un conseil pour progresser ? rétorquai-je.

Il ouvrit la bouche mais, agacé, je continuai :

— Commence par discipliner ton cheval. Tout le monde sait que tu le laisses faire parce que tu es fier d'être le seul à pouvoir monter une bête aussi mauvaise.

Et tu n'en es pas capable grâce à tes talents de cavalier, mais parce que Bouképhalas sait que tu es le fils d'un dieu.

Et moi, j'appréciais beaucoup Podargos, et j'en avais assez que le destrier du prince le harcèle en toute impunité.

Silence.

Alexandros me dévisageait, le visage figé et blêmissant. Il comptait peut-être me faire baisser les yeux ; les siens, dépareillés, intimidaient les cœurs faibles par leur étrangeté. Pour qui me prenait-il ? Il se tenait debout, moi assis sur le banc, le strigile négligemment posé sur ma cuisse. Même ainsi, il m'effrayait autant qu'un faon – un jour, si son sang divin parlait, il deviendrait terrifiant. Mais en cet instant, je ne pouvais oublier que si je le souhaitais, je briserai sa nuque sans effort.

— C'est faux.

— Quoi ? Que c'est une mauvaise bête ou que les autres disent ça dans ton dos ?

— Ils ne tiendraient pas ce genre de propos devant toi.

— J'ai une bonne ouïe. (Je baissai les yeux vers mes jambes : elles n'allaient pas se racler toutes seules.) Je ne me fais pas remarquer, souvent. Ils oublient ma présence. Celle de Térês aussi. Et lui répète tout ce qu'il entend sur toi.

— Le sale petit...

— Arrête.

Il s'arrêta, sans doute surpris que j'ose l'interrompre.

Lui, précisai-je, il ne dit jamais de mal de toi.

Alexandros recommença à se mordiller la lèvre. Il eut l'air aussi furieux que blessé, un instant, avant de reprendre le contrôle de ses émotions et de lisser son expression.

— Pourquoi te croirai-je ?

Je haussai les épaules.

— Crois-moi ou ne me crois-pas, à ta guise.

Je le pensais : je n'avais pas vraiment voulu le conseiller, juste me débarrasser de lui.


Lamelle de métal courbée avec laquelle les Grecs raclent la peau huilée pour en enlever la saleté.



La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant