Je n'avais jamais accordé d'attention à mon nom de naissance.
Dans ma langue, Orestis signifie « celui qui vient des montagnes ». Ma mère m'y avait porté alors qu'elle fuyait les vainqueurs de mon père ; Artémis y avait présidé à ma naissance. J'avais grandi avec les murs des vallées comme horizon.
Mais Orestês, Ô visiteur, Orestês est un nom plus fameux. Un nom couvert de sang et de gloire : le fils qui venge son père trahi et assassiné, oui... mais aussi le fils qui égorge sa mère pour accomplir son devoir, le fils qui fuit les chiennes vengeresses de la Justice.
Orestis, Orestês ; ma mère ne pouvait m'avoir nommé par hasard. Elle savait. Comment aurait-elle pu ignorer que mon sang ne venait pas d'Argaios ? Tant que j'avais été Orestis, j'avais eu les yeux pâles et les cheveux clairs...
Ma découverte m'horrifiait. J'obéissais à tous les ordres qu'on me donnait, comme une bête de somme abrutie par les coups. Je ne pensais plus ; je me mouvais, totalement détaché de ma chair maudite ; la nuit, ne pouvant oublier mon âme d'homme pour devenir oiselle, je sombrais dans mes cauchemars.
Ma mère savait ; elle avait su quand, le soir, elle chantait à mon oreille sa litanie vengeresse : Philippos Amyntou Makedonon... Attalos Menandrou... Agathoclès Koinou... Pouvais-je lui en vouloir ? Elle avait bercé et allaité le fruit d'un viol. Je comprenais qu'elle en fasse une flèche à décocher vers ses ennemis.
J'étais cette flèche, juste cette flèche : un objet entre ses mains, entre celles des dieux, offert à Alexandros, soumis à Philippos et à tous les officiers de cette armée à l'odeur infecte. Un objet à qui rien n'appartenait. Je ne pouvais trahir ma mère, pas après avoir juré sur les eaux noires du Styx que j'allais punir ceux qui l'avaient agressée.
Il fallait donc que je tue mon père.
J'aurais pu le faire, dans un moment de folie ; je planifiais même une bonne dizaine de tentatives. Je n'en exécutais aucunes. Je me tenais face à un gouffre dans lequel je m'imaginais sauter sans m'y résoudre.
Alors, je rusais :
— Je veux participer au prochain assaut, exigeai-je de Philippos.
Car la cité de Perinthos ne cédait pas. Philippos disposait pourtant d'ingénieurs de siège, de troupes nombreuses, motivées et bien entrainées... et pourtant, la ville tenait. Chaque mur abattu en révélait un autre ; ce sinistre oignon de pierre devait être pelé, couche par couche. Et puis, il y avait la cité voisine de Byzantion qui, par la mer, s'était mise en tête de ravitailler les assiégés.
J'avais donc suivi Philippos sous les murs de Byzantion. Les événements pourtant cruciaux qui se déroulaient autour de moi m'indifféraient : Philippos avait capturé le convoi du blé de la Mer Noir des Athéniens, bloqué la cité de Selymbria à cause de son alliance avec Perinthos et Byzantion, nos ingénieurs inventaient une nouvelle tour de siège et, surtout, la puissante Athênai nous déclara la guerre, ce à quoi tout le camp s'attendait. Tout cela rentra dans ma tête sans y laisser la moindre empreinte.
Un accident au combat me libèrerait de tout.
— Hors de question, me répondit Philippos.
Il ne leva même pas les yeux vers moi : il venait de finir la lecture d'une lettre arrivée par un messager de Pella et tendait déjà la main pour se saisir de la suivante.
— Pourquoi ?
— Parce que tu as seize ans et que cela passera, déclara-t-il.
J'en avais dix-sept, mais ma requête frôlait déjà l'insolence et je n'osais abuser de sa patience : en dehors de Pausanias qui me tolérait, sans doute par ordre de Philippos, le roi était la seule personne qui semblait se soucier de mon sort.
Si tu savais à quel point je voudrais que tu meures, pensai-je, tiède, épuisé.
Philippos soupira.
— Tu es encore très jeune. Que dirait ton père si je te laissais mourir comme ça ? Tu seras soldat bien assez tôt. Quand ça arrivera, si tu veux encore mourir, ce sera ton problème.
Après cela, Pausanias ne me lâcha plus d'une semelle, et je renonçai mollement à l'idée de me suicider.
L'automne vint ; Perinthos et Byzantion, telles deux verrues tenaces, ne cédaient pas. La frustration montait au camp, d'autant plus que Byzantion avait la réputation de n'abriter que des ramassis de goinfres et d'ivrognes : comment, avec un tel pédigré, pouvaient-ils nous tenir en échec ? Je m'en fichais alors même que Philippos en grinçait des dents de frustration. J'avais cessé d'espérer quoi que ce soit et me contentais de manger, boire, dormir, d'obéir et de détourner le regard dès qu'Attalos entrait dans mon champ de vision.
L'hiver s'abattit sur nous. Il plut, beaucoup, puis il neigea des flocons lourds et moites qui collaient aux bottes. Ma vie ne semblait plus faite que de boue et de grisaille.
C'est alors qu'Alexandros réapparut.

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...