livre II - Chapitre 14

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Je ne m'évadai pas sur les ailes de Melanthea. Couché dans mon armure près d'Alexandros, je ne dormis que d'un demi-sommeil inquiet, entrecoupé de fragments de songes aiguisés comme des poignards. Térês ; les prêtresses ; le feu frotté contre ma peau, le feu liquide des potions qui brûlent la part humaine ; Démêtrios allongé, percé des trois blessures par lesquelles sa vie s'était enfuie.

Mon cousin.

Attalos le pleurerait-il ? Et ma sœur, cette fille que je ne connaissais pas et que mon père voulait vendre comme une vache pour satisfaire ses ambitions ?

J'avais cru que je me sentirais mieux.

Je sortis un moment admirer les étoiles. Entre elles, la noirceur de la nuit m'avalait tout entier, et je me demandais si, vraiment, un jour, les choses iraient mieux.


***

Tout le jour, Alexandros joua son rôle avec une perfection qui suggérait que le roi n'était qu'alité par suite d'une blessure légère. Il plaisanta par-dessus des parties d'osselets avec l'infanterie légère, partagea un bout de lapin abattu par un frondeur, écouta des récits d'un vétéran qui prétendait que, enfant, le prince avait dirigé sa troupe de sarissophores [1] sur le terrain de parade de Pella.

— Tu étais haut comme ça, mima-t-il en plaçant sa main au-dessus de sa tête.

Il était assis, si bien que la taille évoquée ne semblait guère impressionnante.

— Et tu donnais des ordres comme si Athéna elle-même t'avait allaité ! Philippos était tellement satisfait de toi, tout le monde a passé la journée à te donner du roi pendant que tu l'appelais mon général ! C'est pas mon fiston qui en imposerait comme toi à son âge.

L'homme soupira ; d'un mouvement absent, il gratta ses cheveux grisonnants.

— Une vraie fillette, il ne pense qu'à souffler dans ses flûtes. C'est parce qu'il n'a été élevé que par des femmes, ça ! Il y a bien son oncle, mais il a de l'eau dans les veines, celui-là.

Autour du feu, les autres approuvaient tristement : ils marchaient avec Philippos depuis longtemps et, comme lui, avaient consommé plus d'années en campagnes qu'auprès de leurs familles.

Et cela continua ainsi tout le jour : les sourires, les histoires, l'entrainement aux armes pour tromper l'ennui. Les troupes avaient pour Alexandros la même bienveillance que peut ressentir le propriétaire d'un beau lévrier pour les chiots d'une portée prometteuse ; il était à eux, mais cela suffirait-il ? À chaque retour au camp, les yeux d'Alexandros s'attardaient sur Ptolemaios, méfiants, et encore plus lorsque son frère aîné trainait avec Philotas, le fils de Parmeniôn. Qu'importe que les deux hommes aient été amis bien avant ce jour : leurs sourires n'étaient que du sel frotté sur les inquiétudes béantes du jeune prince.

— Je sais à quoi tu penses, entama Pausanias, alors que nous étions agglutinés tous les trois, à midi, autour de notre feu de camp. Mais je pense que tu t'inquiètes pour rien. Le dernier bâtard royal qui a tenté sa chance sur le trône, Ptolemaios d'Aloros, personne n'a jamais voulu le couronner.

— Il a quand même réussi à régner pendant trois ans, grommela Alexandros. Et il l'a fait après avoir assassiné mon homonyme.

Pausanias lui répondit d'un petit rire.

— Ah ça, si tu commences à aller sur cette voie, il y a aussi eu un prétendant qui s'appelait Pausanias... ce n'est pas la faute de ton frère si la moitié de la Makedonia se partage dix prénoms.

Alexandros fit rouler ses épaules en grognant quelque chose d'inintelligible.

— J'ai mal au dos, consentit-il à me préciser.

Pausanias proposa de retourner dans la tente et de lui masser les épaules. Il fallut que j'insiste pour qu'Alexandros y consente, de mauvais gré, en commandant au page de s'en tenir à son cou et ses épaules – cela arracha un début de rire à Pausanias.

— T'inquiète pas, t'es pas mon genre.

— Pourquoi, tu les préfères avec plus de barbe ?

— Tu veux un avis honnête ?

— Ne te gêne pas.

— La barbe, rétorqua Pausanias, soit on en a, soit on n'en a pas : l'entre deux, ça donne juste l'impression que tu essayes et essayer, ce n'est jamais ni séduisant, ni charismatique.

Alexandros se retourna comme si les doigts de Pausanias, qui venaient tout juste d'effleurer la peau découverte par son chiton jaunit par de sueur, l'avaient brûlé en même temps que la remarque qui impliquait que, depuis des semaines, il s'était exhibé avec une pilosité faciale qui prêtait à rire.

— Tu trouves ma barbe ridicule ?

Il y avait, dans son ton, la menace d'un orage.

— Franchement ? Oui. Je te le dis parce que je te suis loyal et qu'un allié loyal donne de bons conseils, même quand ils déplaisent : tu devrais te raser.

Alexandros fronça les sourcils, détourna les yeux, pinça les lèvres puis, avec une vivacité de serpent, m'épingla d'un regard.

— Toi, pourquoi tu ne m'as rien dit ?

— Moi ?

— Bah ! s'exclama Pausanias. Lui, il ne sait même pas à quel point il est beau, ce serait comme demander à un cheval de juger un concours de cithare.

Un court silence... puis Alexandros éclata d'un rire incontrôlable qui lui tira les larmes aux yeux et prit une tournure bizarre, sur la fin. Un silence embarrassé suivit ; je me demandai s'il allait recommencer à rire ou fondre en larmes, mais il exigea seulement qu'on le laisse seul un moment.

Nous sortîmes et restâmes devant sa tente, à monter la garde en attendant qu'il soit prêt.


Les « porteurs de sarisses » sont les soldats les plus connus de la Macédoine antique : comparables à des hoplites, il avaient des boucliers et armures plus légers, mais une lance plus longue, en frêne, mesurant entre 4,6m et 5,3m. En comparaison, celle des hoplites « classiques » mesure entre 1m50 et 2m50.



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