Livre II - Chapitre 12 (7)

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— Ça va, pas trop mal au cul quand tu montes à cheval ?

C'était trop tentant. Je sortis des ombres pour rejoindre les autres. En dehors de quelques-uns qui ne s'occupaient que de leur repas, les autres avaient le visage fendu d'hilarité. Démêtrios se tenait en marge, planté comme un poteau ; il ne s'anima qu'en m'apercevant.

Toi, gronda-t-il. C'est toi qui a fait ça ?

Je m'installai tranquillement avec mes camarades pour prendre ma ration.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

Il s'approcha, menaçant, et un des autres se leva avec un eh ! d'avertissement pour se placer entre nous. Assis, je ne fis que hausser un sourcil : que pouvait-il me faire, me frapper ? Je n'avais pas peur de quelques bleus.

— Je sais que c'est Kassandros qui raconte des conneries sur mon dos, et je sais que...

— Kassandros Antipatrou ? Pourquoi est-ce que j'aurai parlé à Kassandros Antipatrou ?

— C'est vrai, ça, intervint Perdikkas, la bouche plein de pain et d'oignon. Hêphaistion ne nous parle déjà pas à nous, pourquoi tu veux qu'il parle à l'autre tête de nœud ?

C'était tout à fait vrai : je n'avais rien raconté à Kassandros lui-même, juste au petit cercle des pages avec qui j'étais de service, ce matin-là, près de la tente du roi. Je n'y étais pour rien si cela s'était passé à portée des oreilles de la plus grande commère de l'armée.

— En plus, ajouta Néarkhos, Kassandros a toujours les meilleurs ragots.

Mais c'est complètement faux !

— C'est toi qui le dit, répondit Perdikkas. Mais moi, j'ai pas envie d'être protégé par une chienne qui aime se prendre des coups de lance, alors à partir de maintenant, je ne veux plus de toi à ma droite [1].

Cela choqua Démêtrios plus que toutes les insultes : à l'entrainement, à Mieza, Perdikkas avait toujours eu Néarkhos à sa gauche, Démêtrios à sa droite. Les railleries était une chose ; perdre sa place de guerrier confirmait que nos camarades prenaient la rumeur au sérieux.

Pausanias et Alexandros apparurent à ce moment-là. D'un regard, le prince nota la posture menaçante de Démêtrios, l'air déterminé de Perdikkas, les ricanements à peine contenus.

— Quelqu'un voudrait-il bien m'expliquer ?

— Il m'insulte, explique Démêtrios en pointant Perdikkas d'un doigt tremblant.

— C'est la deuxième fois que ta présence provoque des problèmes, rétorqua le prince.

— Il a dit, continua l'autre, qu'il ne voulait plus de moi à ses côtés dans la ligne.

— Ah. (Alexandros se tourna vers Perdikkas.) Et pourquoi ?

— Parce que c'est une pute. Les hommes d'honneur ne se battent pas avec des putes à leurs côté.

— Ah, répéta Alexandros. Bon. Je vois. (Il s'assit près de moi pour manger.) Je peux prendre la place à ta droite, puisqu'elle est libre... Pausanias, tu te mettrais à ma droite ?

Mais ! s'étrangla Démêtrios.

Bouche bêtement ouverte, le regard bondissant entre Pausanias qui s'installait près du prince, Perdikkas et Alexandros, il serra les poings, s'empourpra, souffla, et puis commença :

— Je ne suis pas une...

Alexandros le coupa :

— Je ne veux pas savoir ce que tu fais avec mon père, Démêtrios. Et de toute manière, tu es son page, non ? Pour l'instant, tu es donc rattaché à sa garde. Alors je ne vois pas pourquoi tu viens gâcher notre dîner.

Tes pages insultent mon honneur ! J'exige...

— Quoi, tu exiges quoi ? Je pourrais te donner de l'argent, des cadeaux, mais Démêtrios, l'honneur, personne ne pourra t'en procurer. Si tu as salis le tien... qu'est-ce que j'y peux ? Je ne vais quand même pas demander à Perdikkas de brader le sien, non ? Ce ne serait pas juste pour lui.

Il haussa les épaules et continua, l'air désolé.

— Qui sait, tu auras peut-être la chance que nous soyons attaqués ? Tu n'as jamais tué au combat, n'est-ce pas ? Prouve-nous que tu es un vrai guerrier et nous n'aurons plus aucune raison de douter de ta parole.

Et cela dit, il changea de sujet ; définitivement exclu de notre groupe, Démêtrios disparut dans la nuit.

Plus tard, alors que nous nous replions dans la solitude toute relative de notre tente, Alexandros vint m'enlacer de ses bras. Je l'entourai des miens après un instant d'hésitation tout en forçant mon corps à se détendre ; son front, son nez et sa bouche me chatouillaient le cou, ses cheveux frottaient contre ma joue.

Puis, il s'écarta et leva vers moi ses yeux étranges.

— Voilà. Maintenant, plus personne ne voudra de lui... ça t'a plu ?

Je ne savais pas. J'avais encore la bouche sale de mes mensonges du matin.

Mais il l'avait fait pour moi, alors je hochai la tête pour répondre : oui.

— Tu vois, je t'avais promis que je t'aiderai à l'anéantir.

Il remit sa tête contre mon cou et murmura : je suis heureux que nous puissions faire ça ensemble.

Je supposais qu'il fallait que je lui réponde que moi aussi, mais c'était un mensonge de trop. Je voulais que Démêtrios souffre, qu'il rampe, mais je n'étais pas certain d'aimer qu'Alexandros s'abaisse pour cela.

Alors, je fis quelque chose qui me plaisait plutôt bien : je lui caressai les cheveux. Cela ressemblait à toutes les fois où je les avais peignés, où j'y avais cherché les poux qui continuaient à nous harceler.

— Les gens se trompent à ton sujet, souffla-t-il. Tu es plus gentil qu'ils ne le croient.

Non. Quand je pensais à Démêtrios, je me disais que non, j'étais au moins aussi mauvais que ce que supposait Kleitos.

Non ; là où Kleitos se trompait, c'était... c'était sans doute parce que Alexandros était bien plus cruel qu'on ne le supposait.


[1] Dans une phalange, chaque soldat est couvert par son propre bouclier à sa gauche, et à sa droite, par celui du voisin.


La Flèche d'ArtémisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant