Combien de temps tournai-je en ville avant de revenir au palais ? Odessos grouillait de soldats. Impossible de les éviter ; je ne faisais que louvoyer, en plein cauchemar, entre les fêtards exultant et les gémissements des esclaves qui débordaient des étables où on les avait parquées.
Le temps que mes pas me portent de nouveau sous le palaos, corps de pierre et de colonnes de bois peintes d'un rouge criard que noircissait la nuit, j'avais pris ma décision.
J'allais tuer Philippos.
Et ensuite ? Quelle importance ! Aller par routes, retrouver Attalos, l'abattre, défigurer son visage qu'il m'avait légué, castrer son corps qui avait violé celui de ma mère.
Et puis ?
L'avenir n'existait pas.
J'escaladai sans peine la façade du palais jusqu'au large balcon qui donnait sur la chambre du roi. L'éclat d'une lampe vacillait à travers l'interstice entre le volet et les pavés inégaux de la terrasse, coupé parfois par l'ombre de ceux qui, à l'intérieur, arpentaient la pièce.
Pausanias, ronronnant des flatteries et des invitations.
J'aurai préféré qu'il soit absent.
— Pas ce soir, marmonna ma proie.
Je ne l'aurais pas entendu si je n'avais affuté mon ouïe.
— Qu'est-ce que tu as ? se plaignit Pausanias. Tu es morose, ça ne te ressemble pas.
Une odeur de fumée de chanvre filtrait depuis la chambre.
— Rien. Je suis fatigué.
— Laisse moi prendre soin de toi, alors...
— Non. (Un silence.) Il n'y a rien de moins excitant que des pleurs de femmes.
— Ce ne sont que des esclaves.
— Qu'elle soit libre ou servile, une femme qui pleure ses enfants a la même voix.
Nouveau silence. Je devinai l'incompréhension de Pausanias, reflet de la mienne. J'entendis le froissement des couvertures et les grincements discrets du bois d'un lit.
— Tu sais, Pausanias, si tu t'ennuies et que tu veux de la compagnie ce soir, je ne t'en voudrai pas.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Que tu peux aller voir ailleurs si ça te chante.
— Pour qu'on se moque de toi en disant que je te trompe ?
— Non. Tu ne reviendrais pas dans mon lit, mais ça fait déjà deux saisons. Ce soir en vaut bien un autre.
— Tu me quittes ?
— Non. Je t'autorise à me quitter, c'est différent.
Mon souffle, dans l'air froid, forma un nuage perlé. L'ombre de Pausanias passa devant la lumière ; ses pas martelèrent le plancher jusqu'au lit.
— Tu devrais arrêter le chanvre, vraiment, ça ne te réussit pas.
— Tu sais que c'est inévitable.
— Ah oui, et pourquoi ? Alors qu'on est bien ensemble ?
— Parce qu'ils se foutent de toi et qu'ils se foutront un peu plus de toi chaque jour.
— Je m'en fiche.
— Pas moi.
— Donne-moi ça.
Les pas approchèrent du volet. Je me tapis contre le mur alors qu'il claquait, ouvert brutalement par Pausanias ; il passa devant moi et jeta quelque chose dans la nuit avant de s'appuyer sur la rambarde, des deux mains, le dos courbé. Il inspira plusieurs fois, profondément, avant de retourner à l'intérieur sans refermer derrière lui.
— Si tu veux que je parte, tu n'as qu'à me dire en face que je ne te plais plus, que ma présence t'insupporte, que mon corps te dégoûte, que je ne te fais plus rire. Dis-moi que je t'ennuie, que je...
— C'est bon, arrête.
Un instant de calme, au creux de la tempête, et enfin : un soupir.
— Tu as raison, murmura Philippos. Ça doit être le chanvre. Je suis de mauvaise compagnie, tu devrais retourner à ton dortoir.
— Mais...
— Vas-y. Je t'attendrai demain matin.
Cela sonnait comme un ordre, cette fois.
J'entendis Pausanias sortir, la porte se refermer, Philippos se lever, enclencher le loquet et, enfin se diriger vers le balcon. Il s'arrêta à l'endroit exact où son amant avait jeté la pipe ; des effluves de vin, de fumée et de poivre le suivaient, même dans l'air pur de la nuit.
— Qu'est-ce que tu fais là, mon garçon ?

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La Flèche d'Artémis
FantasyAlexandre, fils de Zeus, est destiné à vaincre au nom de l'Olympe. Orestis, fils de personne, n'est que l'assassin qu'on a privé de nom. Sous l'identité d'Hêphaistion, un jeune noble désargenté dont il a pris la vie, il devra tout faire pour que le...