La jeune femme se contemplait dans un miroir d'étain poli. Il lui renvoyait un reflet trompeur et mouvant d'elle-même. À qui ressemblait-elle ? À quoi ressemblait-elle ? Ressemblait-elle à autre chose que ce qu'elle était devenue depuis dix ans ? Une jolie petite pute habile de ses dix doigts, de sa langue et de ses lèvres, qui s'enroulait comme une liane autour du corps et du sexe de ses clients. Qui chantait d'une voix exquise, en véritable professionnelle qu'elle était, des chansons d'amour, des chansons à boire, des chansons grivoises ou des poèmes épiques. Qui roucoulait de plaisir aux oreilles d'imbéciles qui se rengorgeaient de leurs exploits souvent pitoyables en l'entendant glousser, crier leur nom ou hurler des obscénités quand elle savait que cela excitait leur plaisir. Une pute qui jouait de la flûte avec maestria et de bien des manières possibles. Que restait-il d'elle ? De ce qu'elle avait été ?
Elle ne se rappelait de presque rien.
Pourquoi avait-elle lâché ce prénom quand elle avait vu la gladiatrice marcher aux côtés de la bestiaire aux cheveux d'or ? Qu'est-ce qui avait bien pu lui faire penser que c'était elle ? Lui ressemblait-elle ? Elle n'en était même pas sûre. Le nom lui avait échappé sans qu'elle y pensât. La démarche, les cheveux, le regard. Mais il y avait si longtemps. Et c'était tellement improbable.
Tellement inacceptable.
Elle pivota sur son tabouret. Zmyrina possédait une petite cellule qui lui servait de chambre, de foyer et de lieu de travail. Le lit était défait. Taché de fluides corporels en tout genre : sueur, sperme, sang, morve, larmes. Elle avait renoncé depuis longtemps à retirer les draps quand elle dormait enfin seule, à les changer après chaque client. Une perte d'énergie. La première année, elle dormait sur le sol. Incapable de trouver le repos dans un lit où des hommes s'étaient vautrés sur elle, rependus en elle. Le sol était froid, souvent pas bien plus propre que ses draps souillés. À la lueur d'une petite lampe à huile, on ne distinguait pas la saleté et les souillures. Les clients s'en moquaient et quand ils s'en inquiétaient, ils apportaient eux-mêmes des draps. Elle donnait son linge à laver deux fois par semaine. C'était amplement suffisant.
La cellule n'avait rien de vraiment misérable. L'ameublement - deux sièges tendus de cuir noir, une jolie table sur laquelle s'alignaient parfums et produits de toilette, un riche coffre, une petite table de nuit, de la vaisselle en terre cuite émaillée, décorée de peintures de qualité - dénotait d'un bon goût et d'une certaine aisance. Un pavement de mosaïque recouvrait le sol. Le petit panneau imagé qui se trouvait à l'entrée de la pièce annonçait à ses visiteurs sans qu'elle le trouvât nécessaire ce qu'ils étaient en droit d'attendre en s'introduisant dans cette petite cellule adossée au mur du jardin à l'arrière de l'auberge des Quatre Sœurs. Elle ne prêtait plus attention aux sujets des fresques peintes avec art sur les murs depuis longtemps et son regard ne s'arrêta pas dessus.
Zmyrina n'avait pas été si mal lotie. Elle n'avait rien de ces grandes courtisanes dont les filles et les garçons parlaient tous avec envie. Ces femmes, parfois ces enfants, pour les beaux yeux desquels se ruinaient des aristocrates ou de jeunes chevaliers, mais elle avait échappé aux lupanars sordides. Ses maîtres ne la battaient pas, ils lui donnaient assez d'argent pour se nourrir correctement, s'habiller et ne pas avoir à laver elle-même ses vêtements et ses draps. Assez pour se soigner si elle tombait malade, s'acheter des bijoux modestes et du parfum. Pour s'entretenir, soigner son apparence et son corps. Elle était trop âgée pour espérer attirer l'intérêt d'un amant généreux, elle n'échapperait pas à sa condition, mais elle pouvait dégringoler bien plus bas dans la hiérarchie qui définissait le prix d'une passe, la grandeur, le confort et la propreté de la cellule où une prostituée exerçait ses talents, le statut social de ses clients. Les Quatre Sœurs se voulait un établissement de qualité. Elles ne ramassaient pas sa clientèle parmi les mendiants, les esclaves, les marins ou les légionnaires sans le sous. Les plus désargentés étaient réservés à deux ses camarades, moins belles et plus grossières qu'elle. Zmyrina avait gardé une allure et des attitudes qui trahissaient une éducation soignée et qu'avaient soigneusement entretenue ses maîtres. Malgré son jeune âge, elle parlait bien le grec en arrivant à Rome et ils avaient engagé un pédagogue pour parfaire son éducation et lui apprendre le latin. Zmyrina était appréciée par les étrangers qui maîtrisaient mal la langue romaine et par les snobs qui avaient la grisante impression de s'offrir les services d'une hétaïre grecque. Rien de reluisant quand même, mais rien de trop misérable non plus.
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Le sable rouge
Historical Fiction78 ap. JC. Province impériale de Lycie-Pamphylie. Une gladiatrice, deux sœurs. Les mirages de l'arène, la haine de l'Empire. Une rencontre entre deux mondes, celui des esclaves et des hommes libres. Des jougs à secouer. Une liberté à conquérir. Mai...