Chapitre 81 : Quatre vengeresses

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D'un pas rapide, Clelia traversa les rues de Delphes pour rejoindre le sanctuaire d'Apollon et accomplir son devoir de grande prêtresse. Elle avait passé une fin de saison morose, sans son fils et dernièrement, une certaine agitation avait prise la cité, inconnue malgré tout les efforts qu'elle employait pour comprendre la raison. Elle avait d'abord mis cela sur le compte de la météo, guère agréable à cause de ses nuages noirs. De plus, les récoltes n'étaient pas abondantes et un orage avait tout détruit. Mais c'était autre chose, elle en était certaine, bien qu'elle ignorait toujours la raison.

Elle arrangea son voile de prêtresse quand une première goutte tomba du ciel. Le vent s'engouffrait dans son voile. Elle accéléra la cadence et dépassa les portes de la cité pour rejoindre le sanctuaire. Elle accorda à peine de l'attention aux fidèles qui adressaient leur prière à Apollon. Elle se dépêcha de rejoindre l'antre où se trouvait la Pythie. Avant de pénétrer, elle dissimula son nez et sa bouche avec son voile et pénétra la grotte. La Pythie reposait comme à son habitude sur son trépied, tenant d'une main le laurier sacré et de l'autre la coupe. Elle semblait en transe, marmonnant quelque chose tout en se laissant emporter par les volutes de fumées. Puis elle cessa tout mouvement et se tourna vers Clelia qui attendait sans dire un mot.

- Viens te restaurer, tu dois reprendre des forces.

La devineresse ne fit aucune résistance et se laissa mettre sur ses pieds. Clelia fut malgré elle surprise par cette légèreté inquiétante pour la médecin qu'elle était, mais nécessaire pour rendre les prédictions aux mortels.

Clelia découvrit son nez et sa bouche une fois dehors et continua à guider la silhouette décharnée vers la masure aux relents humides. Elle la fit asseoir sur un banc et lui présenta les mets qu'elle goûta sans attendre. Au lieu de s'en aller pour la laisser en paix, Clelia demeura à sa place, fixant l'épouse d'Apollon manger. Étrangement, une appréhension la saisissait, elle ne saurait l'expliquer, mais elle était là, ancrer en elle, et terriblement pesante.

- J'ai vu quelque chose qui te concerne, dit d'une voix basse la Pythie.

- La dernière fois que tu me disais ça, je n'étais qu'une enfant et tu me décrivais la chute de Troie et la perte des êtres qui m'étaient chers. À quoi dois-je m'attendre cette fois-ci ? Ma mort ? Ou alors celle de mes enfants ?

- Apprends à respecter les dieux malgré tout ce qu'ils t'ont ôté et acceptes ce que tu entendras. La première Erynnie est la sanglante au cœur dur et fuit par Éros, celle qui transmet la noirceur de son âme à sa propre chair. La deuxième a gardé le silence et dans son deuil, a monté le noir dessein de faire payer chèrement aux architectes de son malheur. La troisième, éplorée, nourrit en son sein son amère vengeance, douce et à la fois mortelle, Atropos est suspendue à ses décisions. Il y a une quatrième, la plus terrible de toutes, ce monde qui maltraite les quatre Erynnies, en la dernière sa vengeance mûrit doucement, réfléchie, la riche poulinière tombée est sa seule obsession, fille promise d'abord à la joie de la vie, tout s'est fini dans le sang trop vite, tout tombera sur son passage, la plus terrible des quatre, la plus préoccupée par la vengeance, voile noir aux connaissances si grandes et effrayantes.

Clelia, au fil de ses paroles, sentit son sang quitter ses veines et s'appuya contre le mur. Elle avait beau avoir l'habitude de ces prédictions, elle ne pouvait s'empêcher de sentir le malheur qui les guettait. Elle avait compris qu'elle était la première de ces vengeresses. On l'appelait la reine sanglante depuis des années et il n'y avait personne d'autre qui portait ce surnom, à part elle. Mais pour ces trois autres femmes, elle ignorait de qui il était question, et elle préférait l'ignorer. Troie avait été suffisamment douloureuse comme épreuve pour elle, elle voulait tout oublier et panser ses blessures auprès de sa famille et de ses enfants. Mais pas les raviver en songeant à la vengeance qu'elle tentait malgré tout ses efforts de la taire en elle.

De Delphes toute puissanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant