Nous devînmes silencieuses après nous être rappelées d'elle. Clelia de Delphes avait laissé un souvenir encore clair dans nos mémoires d'immortelles. Ses enfants aussi. Mais elle resta dans les nôtres parce qu'elle avait accompli ce qui aurait pu paraître l'impossible et plus tard, nous nous rendrions compte qu'elle serait l'investigatrice et surtout, le pilier de conquêtes plus grandes que la sienne. Du moins, d'après ce qu'Apollon nous révéla. Mais ce n'est pas ma préoccupation.
Hélas son nom s'effaça des mémoires et les mortels, ingrats et surtout honteux d'avoir été soumis par une femme méprisée de tous, chassèrent le nom de Clelia de Delphes des mémoires, pour la punir de son ambition trop grande. Mais eux ne connurent pas Clelia de Delphes comme nous, nous la connûmes. Elle ne fut jamais ambitieuse. Peut-être opportuniste par moment, mais jamais ambitieuse. La conquête de la Grèce ne fut jamais son idée. Les circonstances l'amenèrent à le faire, pour garder sa tête et garder celle de Delphes. Ainsi, la Grèce connut son humiliation et Clelia fut un nom haï de tous.
Mais si, à tout ses mortels qui maudirent mille et mille fois son nom, je leur disais que Clelia de Delphes s'en moquait d'être maudite par le monde entier, sauf par sa cité, jamais ils ne me croiraient. Mais j'étais là pendant tout ce temps et je l'avais vu de mes propres yeux. Toutes les malédictions qu'on lui lança ne l'atteignirent pas et au contraire, lui donnait l'envie et le plaisir de les détromper.
Delphes célébra longtemps son nom. Mais la mémoire des mortels est ingrate. Delphes oublia ses bienfaits mais se souvint de Troie et ses héros, de la longue errance d'Ulysse d'Ithaque sur les mers, persécuté par la colère de Poséidon. On se souvint du labyrinthe du Minotaure, de Zeus transformé en pluies d'or qui vint féconder Danaé. On se remémora les Argonautes qui allèrent jusqu'en terres barbares pour récupérer la peau d'une bête fabuleuse. Mais on n'évoqua jamais Clelia de Delphes. C'était la partie la plus honteuse de leur histoire, de leur mémoire. Et quand on a honte, n'est-il pas plus facile d'oublier plutôt que souffrir d'un souvenir désagréable et dérangeant ?
Ils firent ainsi. Se rappelèrent des dieux qui se battirent un jour contre les Géants puis les Titans. Parlèrent de Prométhée qui commit l'hubris en allant contre la volonté des dieux. Des dieux qui descendirent de leur montagne sacrée pour séduire des nymphes et des mortelles. Des héros qui naquirent après ces aventures sans lendemain. Ils parlèrent et s'en souvinrent très bien. Leur offrirent les temples pour certains, des poèmes et des épopées entièrement dédiés. Des pièces de théâtre qui furent jouées tant de fois que plus personne ne chercha à compter. Des statues, des vases, des fresques par milliers que personne ne pouvait compter.
Ce fut une époque glorieuse et prospère, où les héros rayonnaient et étaient les favoris des dieux. Une époque où dieux et mortels étaient amoureux l'un de l'autre. L'époque où l'on tolérait un enfant semi-divin, promis à de grands exploits. Une époque révolue, à présent. Mais une époque dont on aime le souvenir parce qu'il agréable et nous rappelle, à nous immortels, combien il était plaisant de jouer de mauvais tours à l'un de ses semblables, de tromper ces héros et jouer avec leurs sentiments, les manipuler. Que ce temps béni est loin ! Que l'ennui est mortel ! Plus rien pour nous divertir, les simples mortels sont sans intérêts à côté des demi-dieux. Plus de dieu qui descend pour s'unir à un mortel. Et nous revivions cette époque en souvenir, en assistant parfois, vaincus par l'ennui et la mélancolie, à ces représentations que les mortels firent, faisant vivre le temps de quelques heures ces héros en déclamant de manière trop poétique et ampoulé leurs doutes et sentiments, avant de les amener face à l'inflexibilité de leur destin.
Nous y assistâmes et seuls nous pouvions dire où finissait le vérité et où commençait le mensonge. Mais c'était un joli mensonge, bien mené et parfois, si réalistes que même nous, nous y crûmes. Puis quand ces mensonges finissaient, nous critiquâmes sans le moindre état d'âme, nous moquant de leur fantaisie. Malgré tout, nous revenions toujours quand nous savions qu'une prochaine représentation aurait lieu. Parce que nous revivions cette époque qui nous manquait cruellement.
VOUS LISEZ
De Delphes toute puissante
HistoryczneGrèce antique. Les grandes cités de Grèce se disputent une cité en particulier, gouvernée de façon particulière : des femmes sont à la tête, puissantes et indépendantes, aimées et respectées par leur peuple, prêtresses et médecins, guerrières et str...