Chapitre 143 : Deux amoureux transis

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Les loutrophores remplis d'eau s'accumulaient de plus en plus dans la chambre pour préparer le bain rituel de la mariée. La nouvelle servante qui avait été attribué à Desdémone par Andromaque pour la servir, s'adressait aux autres esclaves avec son accent exotique et son grec très simple mais aucune ne trouva à y redire.

Desdémone observa le ballet, le cœur au bord des lèvres, l'angoisse dans son ventre devenait insoutenable et douloureuse. Ses mains étaient si moites que n'importe quel objet qu'elle tenait s'échappait aussitôt. Finalement, elle s'était résignée à s'asseoir, les mains crispées sur ses genoux, subissant la pire attente de sa vie, à peu près égale à celle où elle attendait que les Achéens se retirent, perchée dans son arbre à Cyzique.

Les paroles d'Apollon résonnaient dans sa tête et montaient à chaque seconde son angoisse. Bien avant, elle n'avait jamais envisagé de sa vie le mariage, avoir des enfants ou même tomber amoureuse. C'était pour elle un fardeau, inutile et superflu. Troie était tombée parce que deux idiots aveuglés par l'amour n'avaient pensé qu'à eux sans se soucier des autres. Sa mère qui avait été follement amoureuse de deux hommes avait souffert à leur mort. Orphée avait perdu Eurydice parce qu'il ne pouvait pas résister à son amour pour elle. Arès, jaloux de l'amour que portait sa maîtresse Aphrodite au beau et délicat Adonis l'avait tué en envoyé son sanglier. Pour Hyacinthe, ce n'était pas mieux, Zéphyr avait fracassé son crâne avec un disque pour le soustraire de l'amour d'Apollon. N'était-ce pas suffisant comme exemples ?

Elle était la tueuse de Néoptolème qui avait laissé trois fils. Elle ne savait comment, mais comme son nom la prédisposait, elle était réellement malchanceuse. La pire mortelle malchanceuse que ce monde ait jamais porté. En tant que mortelle malchanceuse, le fils d'une de ses nombreuses victimes était tombé amoureux d'elle, oubliant son crime comme un idiot, abrutit par l'amour qu'il portait à une personne qu'il se devait de tuer pour ce qu'elle avait fait. C'était ainsi qu'il fallait procéder. Pas épouser la meurtrière de son père. Ce ne devait pas être ainsi. Voilà pourquoi parmi toutes les divinités, celles que Desdémone détestait par dessus tout étaient Aphrodite et Éros. Elle détestait tout ce qui était en rapport avec l'amour. Là où il avait de l'amour, il y avait des problèmes, c'était simple.

Il y avait quelques années, quand on lui demandait comme elle envisageait sa vie, elle exposait très simplement : vivre à Delphes, voyager dans les colonies, servir Apollon et Hécate avec dévotion, se battre, chasser, avoir un autre chat, s'occuper de sa nièce adorée et la gâter, être seule mais tranquille. Pas d'enfant, pas d'époux. Le bonheur absolu pour elle. Mais un bonheur qui prenait brusquement fin puisque son pire cauchemar allait se réaliser. Elle avait toujours dignement servi les dieux, qu'avait-elle pu leur faire pour être punie de cette façon ?

Déglutir lui était pénible et malgré sa bouche aussi sèche qu'un cours d'eau asséché, elle avalait sa salive en permanence. Plus les minutes et les secondes passaient et plus l'envie de mourir, peu importe comment, se faisait forte.

- Maîtresse, le... bain..., baragouina la voix de Preuménéia, l'esclave étrangère qui lui était attribuée.

Un petit tremblement traversa les mains de la jeune femme qui n'eut ni le courage de répondre, ni la force d'acquiescer. Elle quitta son siège et se laissa déshabiller pour prendre le bain rituel. D'habitude, c'était l'occasion pour les esclaves de bavarder et colporter toutes les rumeurs de la cité. Même si Desdémone n'était pas toujours friande, elle appréciait pourtant ce qu'elle entendait et lui faisait passer le temps. Mais cette fois-ci, elle n'avait le cœur à rien. Elle n'arrivait pas à penser à autre chose que ce mariage qui allait se conclure. Et depuis Cyzique et sa fuite, elle faisait face à nouveau à ce sentiment terrible : la terreur la plus pure. Rien ne pourrait la détendre. Pas même l'eau chaude qui coulait sur elle et qui était censée détendre ses muscles.

De Delphes toute puissanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant