L'épais brouillard que le vent ne parvenait pas à chasser empêchait toute manœuvre. Desdémone plissa désespérément les yeux et priait en même temps les vents pour qu'ils le chassent. Mais pas une brise ne soufflait et la voile ne se gonflait pas. Elle se prit à regretter de ne pas avoir engagé d'équipage qui pourrait ramer et faire avancer Le Triton, par manque d'argent.
À la place, elle se résigna à quitter le gouvernail pour jeter l'ancre et attendre que le brouillard se lève. Elle attrapa ses cartes pour savoir où elle en était.
Elle se souvenait avoir accosté dix jours auparavant sur une île où vivait des géants avec un seul œil. Dans les histoires qu'on racontait, on les appelait Cyclopes et il valait mieux ne pas rester dans les parages. Ainsi, Desdémone ne s'était pas attardée sur cette île et elle avait aussitôt repris la mer pour éviter de finir dans leur estomac. Malheureusement, elle n'avait pu se ravitailler en vivres et eau, elle était bloquée au milieu de la mer et de ce brouillard qui refusait de se dissiper. Elle commençait à ressentir les effets de la faim, elle n'avait rien sous la main qu'elle pouvait transformer pour ensuite le manger. Elle essayait de garder toute sa tête pour éviter de paniquer et faire une bêtise. Mais elle devait avouer que depuis le premier jour, c'était bien la première fois qu'elle était autant en difficulté. Même les vivres donnés par les filles d'Hélios après une courte escale atteignaient l'épuisement.
- Hermès protecteur des voyageurs, Poséidon maître de la mer, Artémis ma divine mère, Apollon que je vénère, Hécate que je sers, prenez pitié de moi et chassez le brouillard avant que je ne meure de soif ou de folie. Si je reviens vivante à Delphes grâce à vous, je vous offrirai le plus beau des sacrifices. Éole maître des vents, envoie-moi n'importe lequel de tes protégés, même Borée s'il le faut, je ne m'en plaindrais pas. Mais guidez-moi jusqu'à ma destination, je vous en conjure !
Elle regarda le ciel, espérant voir un rayon de soleil transpercer le brouillard. Mais rien. Elle soupira de désespoir et regarda sa carte pour évaluer la distance qui la séparait de sa destination. Elle se souvenait avoir parlé avec les filles d'Hélios qui gardaient son troupeau de bœufs sur une immense île. Les nymphes avaient été aimables et lui avaient donné des indications pour rejoindre l'île de leur autre sœur. Elles avaient dit que si elle dépassait celle des Cyclopes, qu'elle passait le rocher des Sirènes indemne, alors elle devrait garder le cap et laisser les flots la pousser sans trop s'inquiéter. Pourtant, en leur parlant, Desdémone avait senti une hésitation chez les filles du Soleil, comme une censure qu'elles s'imposaient pour ne pas dire quelque chose qui devait être grave.
Ses estimations la laissèrent croire qu'elle se trouvait encore entre l'île des Cyclopes et bientôt près du rocher des Sirènes. Cette dernière étape était la plus dangereuse, ces créatures étaient dotées d'une voix si envoûtante qu'elles menaient à la mort les marins imprudents. Soter l'avait mis en garde contre elles, il avait perdu les siens en passant leur territoire. Desdémone songea qu'elle pourrait avoir une chance de leur échapper si elle s'éloignait autant que possible d'elles pour éviter de servir de repas.
Les mèches de ses cheveux se mirent à voler et la voile se gonfla. Desdémone regarda autour d'elle l'horizon qui se révéla à elle et poussa un cri de joie. Elle courut jusqu'au bastingage et regarda la mer bleue et le ciel qui se confondaient au loin. Un rire euphorique s'empara d'elle alors que le vent emportait sa prière et son rire, peut-être vers l'Olympe pour que les dieux l'entendent.
Sous l'effet de la joie et du soulagement, l'ancre lui sembla plus légère et elle se hâta de rejoindre le gouvernail. Son angoisse s'était envolée, mais elle savait que bientôt elle serait confrontée aux redoutables Sirènes et elle ne pourrait pas lutter contre leur chant. Elle devait trouver le moyen de les éviter, ou alors les affronter. Elle songea à Orphée qui avait chanté si bien qu'aucune perte n'avait été déplorée à bord de l'Argo, l'expédition menée par Jason. Soter avait fait la même chose, mais il avait une grosse voix. Elle se souvenait que lorsqu'il chantait, l'on était bien loin de Tharros. Mais c'était cette grosse voix qui avait sauvé le Crétois. Desdémone ne savait ce qu'il faudrait faire pour éviter de servir de repas. Peut-être leur jèterait-elle un mauvais sort en dernier recours.
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De Delphes toute puissante
Historical FictionGrèce antique. Les grandes cités de Grèce se disputent une cité en particulier, gouvernée de façon particulière : des femmes sont à la tête, puissantes et indépendantes, aimées et respectées par leur peuple, prêtresses et médecins, guerrières et str...