Chapitre 41 : Un vent de rébellion

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La désolation. La terre maculée du sang d'innocents. Les sanglots d'orphelins ou de veuves. L'odeur de la chair et du bois carbonisés. Où elle allait, Clelia était poursuivie par tout cela. En traversant l'agora de ce village, la reine se souvint de cette prédiction que la Pythie lui avait dit, quand elle avait six ans, dans le sanctuaire. Qu'elle n'était pas belliqueuse et qu'elle voulait la paix. Les dieux avaient un étrange sens de l'humour. Dire que plus jeune, les armes et le pouvoir ne l'attiraient pas, et même lui faisait peur. Aujourd'hui, elle se retrouvait à massacrer des villages entiers sur ordre d'Agamemnon et on l'appelait la sanglante reine là où elle passait, comme si les gens se trouvaient face d'Arès en personne. 

Elle était devenue un pantin entre mains. Elle se répugnait. Qu'aurait été sa vie si elle n'était pas reine ? Par moment, cette question la hantait après les batailles, quand le sang de ses ennemis la souillait. Et en se la posant, elle se doutait que tout aurait été différent. Peut-être ne serait-elle pas cette femme froide, au cœur de pierre qui n'arrivait plus à compatir quand elle torturait les déserteurs. Où était passée la fille joyeuse et insouciante, qui tirait à l'arc avec son cousin ? Par moment, ce n'était qu'un rêve lointain, qu'une de ses nombreuses chimères qui l'entouraient. Elle oubliait sa jeunesse. Trop de souvenir y étaient rattachés, trop douloureux, malgré le temps.

Sa lance dans ses mains ensanglantées, elle parcourait à pas mesuré cette terre désolée. Cela lui rappelait la dernière expédition qu'elle avait mené pour arrêter Antipater et le désastre qu'il avait laissé derrière lui. Aujourd'hui, c'était elle qui le semait, contre son gré. Elle ne tirait aucune fierté de ses actes, elle était même la première à courir pour se purifier et soulager sa conscience. Elle avait l'impression que les Érinyes guettaient la folie qui pouvait s'emparer d'elle à tout moment. On se moquait d'elle à cause de cela. C'était si paradoxal, elle tuait des soldats sans broncher mais le sang des innocents la tourmentait plus que tout. Mais après tout, elle ne tirait aucune fierté de ses actes. Plus le temps passait et plus elle haïssait Agamemnon pour lui avoir donné ces ordres. Massacrer et incendier les villages pour éviter que Troie ne soit ravitailler. Un jour ou l'autre, il paierait pour ce qu'il avait fait, elle en avait la certitude.

Elle passa devant le grenier à blé du village, encore épargné par les flammes. Il en était plein, des provisions en plus pour les Achéens. Eux se réjouissaient de pouvoir manger sans effort. Alors que pour elle, c'était impossible. Sa conscience la torturait trop pour cela.  Elle donna rapidement ses ordres avant de se détourner et d'entrer au hasard dans une maison. Tout était vide, il n'y avait que le chaos. Et la désolation. L'odeur métallique du sang emplis ses narines, à la fois si familière et si haïe. Et dire que cela faisait un an qu'elle dirigeait ses attaques surprises. Elle n'arrivait toujours pas à s'en accommoder. Ce n'était pas une guerre comme le clamait bien fort Agamemnon, et encore moins un acte de bravoure. C'était juste de la lâcheté.

La bile envahit sa bouche. Elle regarda une dernière fois les débris de poterie qui jonchaient le sol de terre battue. Tant de vies sacrifiées pour l'honneur bafouée d'un homme. Le motif de cette guerre frôlait la stupidité. Et pourtant, personne ne la contestait. À croire que tous aient perdu la raison. Elle était dépassée par les événements. Elle en avait assez, elle cesserait ce carnage, quoi qu'il arrive.

Elle tourna le dos à la maison avant d'émettre un sifflement strident. Aussitôt, ses hommes s'assemblèrent à la place du village, avec les prises de guerre et les charrettes de provisions. S'il n'avait tenu qu'à elle, elle aurait interdit qu'on réduise en esclavage ces femmes. Mais encore une fois, elle était contrainte par le roi des rois, il voulait la preuve qu'elle obéissait à tout ses ordres, mais aussi qu'il ait la part qui lui revenait en tant que chef d'expédition. Clelia savait à quel sort elle laissait ses femmes : des nuits d'horreur avec des hommes qui ne rêvaient que des corps voluptueux après des mois de privation. Elle se donnait envie de vomir, elle avait honte de laisser ses femmes sans défense alors qu'elle avait vécu exactement la même chose. Elle essayait pourtant de réparer ses actes comme elle pouvait. Elle réclamait la plus grosse part pour elle, mais le reste était distribué aux autres rois. Parfois, elle aidaient certaines à fuir et pour celles qui refusaient par peur des représailles, Clelia les accueillaient sur son campement. Mais c'était si peu par rapport à tout ce qu'elle avait pu faire.

De Delphes toute puissanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant