Chapitre 135 : L'épitaphe de Sparte

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Personne n'arrivait à dormir. L'air nocturne pourtant sèche et agréable était étrangement irrespirable. Mais Clelia savait la raison. Les soldats étaient pires que des femmes dans un gynécée ou à la fontaine. Quand une rumeur, qu'elle soit fausse ou avérée leur parvenait, il suffisait d'un rien pour qu'ils s'en emparent et ne la diffusent pour satisfaire les autres.

Ainsi, tous savaient ce qui était arrivée à la fière Sophia de Delphes et de ce qui l'attendrait à l'aube. Les delphiens se lamentaient pour elle par devoir. Quant aux autres, les thébains et les épiriens, ils haussaient avec indifférence les épaules.

La sale peste comme elle se faisait appeler derrière son dos, avec son sale caractère et son orgueil démesuré pour sa lignée, avait dû dire ce qu'il ne fallait pas, s'attirant les foudres du fils de Ménélas. Mais la sale peste était malgré tout une bonne guerrière à qui plusieurs d'entre eux, tout camp confondu, devait un tant soit peu leur vie. La sale peste était aussi la future reine de Delphes, la deuxième personne la plus importante en Phocide, celle à qui on devait rendre les honneurs après sa mère. Et la sale peste avait une fille qu'elle avait laissé derrière elle, la confiant aux femmes dont elle avait une confiance aveugle mais qui avaient assisté à sa place à son premier printemps. La sale peste laisserait à l'aube une orpheline qui ne garderait aucun souvenir de la femme qui l'avait mis au monde. La sale peste mourrait comme son père était mort, dans la fleur de l'âge, jeune et laissant derrière lui des jumeaux à peine âgés d'un an. La sale peste connaîtrait une vie courte et fulgurante.

Mais la vraie peste dans le vrai sens du terme, ce n'était pas Sophia. En mettant au monde ses enfants, Clelia n'avait presque pas eu l'opportunité de choisir leur nom, à part celui sa fille aînée. Les autres avaient eu leur nom choisi par leur père respectif, recherché avec attention pour les mettre en valeur. Ainsi, aucun parent ne prendrait la décision folle d'appeler son enfant de manière à lui porter préjudice pour son avenir. Généralement, quand l'inspiration venait à manquer, un mot en rapport avec la nature ou les animaux, une qualité ou un adjectif qualificatif suffisait. Pour les plus pieux, un nom avec celui d'un dieu qu'on adorait et un suffixe qui venait supposer la grandeur de la divine était suffisant pour en faire un nom décent.

C'était du moins la théorie. Parce qu'en pratique, Clelia en avait lu et entendu des noms qui jouaient en défaveur de certains. Il n'y avait à voir que celui de Délia. Quand on l'entendait, la première pensée qui traversait la tête de n'importe laissait supposer qu'elle était probablement originaire de Délos. Mais comme elle était esclave, qu'elle ne savait lire et qu'elle était détestable à souhait, on l'avait surnommée Lâcheté. Desdémone avait deux significations dans son prénom. Clelia savait que Déiphobe ne voulait pas détruire dès le berceau la vie de son unique enfant. Mais entre Celle qui craint les dieux et Malchanceuse, les mauvaises langues ne mettraient pas longtemps à choisir. Et enfin il y avait Loïmos. À moins de vouloir narguer la maladie elle-même et par extension Apollon, quel genre parent appelleraient son enfant Peste ? Et pourtant, c'était bien arrivé. En ce qui la concernait, et où qu'ils se trouvaient, Clelia ne remerciait absolument pas les géniteurs de son gendre et elle qui avait pourtant un respect infini pour les morts, elle les maudissait comme elle n'avait jamais maudit avant.

Une terrible migraine commença à naître et elle ferma ses yeux. Dehors, elle entendait les chuchotements. Tharros priait sans relâche Apollon depuis son réveil et il avait déjà amassé tout ce qu'il avait de valeur pour racheter la tête de sa sœur. Andrios avait fait la même chose, entre deux sifflements pour espérer le retour des loups. Desdémone qui n'avait pas de relations cordiales avec son aînée s'était même mise à la recherche d'objets de valeur, retournant son maigre mobilier et le peu de possessions qui lui appartenaient, allant même jusqu'à consentir à donner sa précieuse jument. C'était toujours mieux qu'un échange d'otage, comme elle l'avait proposé plus tôt à sa mère. Mais Clelia avait fermement refusé. Et finalement, elle se retrouvait à rassembler tout ce qui était à elle pour éviter que sa fille se fasse exécuter.

De Delphes toute puissanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant