Lexicalement méticuleux et inclinant à la plaisance du mot très exact, ce roman belge parvint à remplir mes fiches de vocabulaire à un rythme élevé, les abondant parfois en un quart d'heure : c'est qu'il faut, pour la conscience diligente d'un auteur savant, un lecteur réciproque qui, philologue et ne renonçant jamais, n'abandonne à nul hasard la compréhension d'un texte que l'écriture ne négligea à nulle approximation. C'est, quand on veut avec professionnalisme ne laisser échapper aucun terme inconnu quoique on en devine le sens, un labeur méthodique et systématique de nature à facilement épuiser ce qu'on sait des maigres et fatigables ressources d'un normal Contemporain.
... « Viveur de bas étage, il cachait, sous une rondeur de surface, et un bagout bongarçonnier, une âme rapace et trigaude. Ses façons scurriles, ses sorties peuples et pimentées...) (page 540)
Quelque chose de lointain et de las, d'intempestif et de maladif, de désespérément blasé et de languissamment valétudinaire, comme une tour claquemurant sur une haute falaise parmi les brouillards pâles et les embruns glacés, émane de ce récit de château noble sis sur une terre de serfs prosaïques et dégénérés. Henry de Kehlmark est un être fin-de-race, au sang livide et à la tête si paroxyste, en une anachronique survivance de monde à la fois ému et rance. Hoir de sensations passées dont l'écho de fragile éther vibre en quelque esprit malingre, vestige de nerfs impressionnables opposés à l'exiguïté de la face humaine, indisposable de symboles purs dont il vit et comme névrosé de tant de solitudes recherchées, obsolescent au point d'être à demi chimérique, délicat à la délitescence en dépit d'un corps galbeux, désuet jusqu'à la conscience de la terminaison d'un règne, ce comte ruiné, retiré du monde lui -même en ruine, fuit et quête simultanément à l'abri, – son homosexualité.
Escal-Vigor, au titre magnifique d'évocations et de couleurs et qui vaut certes beaucoup mieux que son original Comte de la Digue, est l'expression d'une volonté suprêmement sensible de traduire la légitimation des amours invertis dont son auteur était la tendre victime, consentant autant que pourchassé (l'État belge le poursuivit pour ce livre pourtant édité en France). Là se dessine la dichotomie de ce qui préexiste à soi contre ce qui préexiste en soi ; je veux ainsi signifier que la tradition implacable des successions humaines s'oppose à l'essence spirituelle des inclinations ; l'image simplificatrice et inique, si terrestre, superficielle et dogmatique, des élans virils proscrits, broie de son préjugé si vulgairement exhibitrice la grâce subtile des bontés platoniques, composées, raffinées, où c'est la nature supérieurement sympathique qui appelle à de profondes communions d'âmes. Sise à quelque milieu approximatif de ces pôles, l'influence comme gravitationnelle de l'hérédité joint difficultueusement, en l'être, ce qu'il est lui-même et ce qu'il se sent devoir à ce qui le précède. En Henry germe la synthèse, mais déséquilibrée, instable et insalubre, du tabou immanent de siècles réglés et de générations superposées, et de l'aboutissement d'un individu d'inaltérable et autonome transcendance : il est un produit et un progrès, créature et créateur, résultat et apostat. L'interdit lui confine au complexe, et sa liberté figure en refoulé et en latence, comme un nerf mal cautérisé : ce qui le démange souterrainement est ce qui physiologiquement n'est pas censé se ramifier. Et voici comment sourd sans gésir en paix l'intrinsèque frustration d'un être suprêmement artiste dont la haute finesse doit s'aliéner la sociabilité du vrai s'il veut l'assumer pleinement, homme de désespérance tenu au perpétuel oubli de lui-même c'est-à-dire à se surveiller sans oser se savoir ; un secret le point, chatouilleux et qu'il n'est pas supposé se connaître, et le pressentiment de cette étrangeté est un mystère et une abnégation – ô décente inutilité de la blessure ! –, Henry souffre, irrévélé, de ne pas même pouvoir s'admettre un paria et un ogre moral qu'alors il endosserait ; il n'y a ainsi pas une injure ou un cri qu'il puisse jeter au monde insensible et idiot auquel il se dissimule longtemps sa discordance, et il poursuit de la sorte une correspondance illusoire dont il ne perçoit en lui rien de sincère et d'authentique, maintenant en spectre des usages factices, représentant la lignée digne et statutaire, ne se contentant point d'incarner un noble mais la noblesse pour ne pas se considérer un homme, un homme singulier, un homme seul – un homme homosexuel.
VOUS LISEZ
Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.