La logique de la découverte scientifique, Karl Popper, 1934

8 0 6
                                    

J'ai souvent rencontré des difficultés à comprendre l'expression écrite des scientifiques : par exemple, leurs énoncés dans les examens nationaux me paraissent souvent contournés, et la compréhension de leurs formulations nécessite de passer par une hypothèse sur ce que le jury a « voulu dire et faire trouver » plutôt que par une analyse scrupuleusement sémantique de leur consigne. J'ai longtemps cru qu'il s'agissait chez moi d'une lacune personnelle notamment liée à ma spécialité de littérature, sorte de mésentente relative à un fonctionnement cognitif distinct, pourtant je fus toujours excellent en sciences, du moins jusqu'au lycée, lieu où les professeurs ne parvinrent plus à me représenter, concrètement ou en théorie, les concepts qu'ils prétendaient utiliser : à partir de ce stade, il fallait admettredes choses comme T/u=Cos Z, et seuls les esprits capables d'aliénation, j'entends, sans péjoration, qui ne requerraient aucun besoin de vraiment comprendre ce qu'ils appliquaient, poursuivirent dans ces voies arbitraires où ni visualisation ni représentation n'avait plus d'importance. C'étaient devenus des ensembles d'idées vides, des abstractions sans réalisation, auxquelles on effectuait diverses opérations, et l'on avait beau dire que ces calculs ressortaient à des évolutions tangibles des sciences, l'étudiant novice, pas encore enfoncé dans l'indiscutabilité de ces prémices jusqu'à admettre ce dogme du « nécessaire », en restait sceptique et ne réussissait pas à perdre tout à fait le désir que ces champs entrassent dans ce que je ne saurais mieux appeler qu'un « rapport » avec ce qui se pense ou ce qui se touche.

Il faut annihiler largement son sens critique pour explorer maints domaines des sciences « dures », et je n'ai pas trouvé en général qu'un mathématicien ou qu'un physicien quantique, hormis pour son domaine inexplicable et ses fidèles complices, soit une lumière s'agissant de faire comprendre le monde et les hommes, ou même de les comprendre. Mais j'ai souvent perçu combien ils se servent de leur réputation de sapience en leur intraduisible spécialité pour feindre de savoir beaucoup d'autres choses, notamment ayant trait à l'humanité : quelque aura glorieuse de savant ultraspécialisé impose à la société impressionnable qui réclame au singe virtuose de lui prédire l'avenir en des domaines bien plus délicats que le résultat d'une forme d'addition compliquée. Typiquement, ce fut le cas de Descartes, expert de son époque en dioptrique, qui prétendit avoir démontré l'existence de Dieu sur ce prétexte fallacieux qu'autrement on ne serait pas capables de l'imaginer, et l'on a interrogé Einstein sur des sujets dont il était manifestement incompétent, on le cite encore largement pour chacune de ses bafouilles médiocres. En somme, il ne faut pas présumer que les compétences d'un scientifique dépassent largement sa discipline, et l'on peut même postuler qu'un être dépensant toute sa vie spirituelle à tâcher de prouver des spécificités comme la quadrature du cercle n'a pas consacré assez de temps à des philosophies profitables aux hommes en termes d'enseignements généraux. Il est logique que les savants des abstractions soient presque toujours des esprits déséquilibrés, et sans doute ne me permettrais-je par de les critiquer avec tant de désinvolture si eux-mêmes ne l'avaient pas tant reconnu et écrit s'agissant d'autres « savants abstraits », par exemple les prêtres ou les mystiques.

Pire, à plusieurs occasions, je me suis aperçu que des scientifiques ne se comprenaient guère davantage entre eux, et même qu'ils tiennent, quand on peut témoigner de leur entente ou désaccord, à avoir l'air de ne pas se contredire plutôt qu'à se comprendre vraiment : ils espèrent conserver aux regards profanes le crédit d'une fraction d'usurpation qu'ils ne s'ignorent pas, et l'on peut parfois, rien qu'avec de petites connaissances, les prendre en défaut sur des questions de méthode. J'ai constaté par exemple qu'un énoncé qui relève de l'évidence pour un professeur de biologie n'est quelquefois d'aucune clarté pour un physicien qui, sans l'avouer, répond tout à côté de ce qu'on lui suggère et feint ensuite de se « rattraper » pour ne pas perdre contenance. Aussitôt, on rencontre chez eux une mauvaise foi qui s'accompagne d'une vexation manifeste : en général, partout où un scientifique est efficacement contredit, il se contrarie et quitte la partie – des imposteurs agissent pareillement pour ne pas être démasqués. Leur incompréhension mutuelle vient notamment, selon moi, de ce qu'ils ont souvent un rapport singulier, biaisé, voire difficultueux, à la langue verbale, plus complexé qu'il n'y paraît en dépit de ce qu'ils affectent, et sur deux points particuliers :

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant