En un combat douteux, John Steinbeck, 1936

55 5 9
                                    

John Steinbeck est pour moi un ami et un maître. Demander un avis par exemple sur Les Raisins de la colère, cela revient inévitablement à se faire une opinion sur la valeur critique de celui que vous interrogez. Qui vous répondrait non seulement qu'il n'aime pas ce roman, mais qu'il n'y trouve même nulle qualité : passez votre chemin sans hésiter, ne lui empruntez aucun livre qu'il vous recommande, changez même de fréquentation tout net. Vous gagnerez du temps, croyez-moi, car vous avez affaire en plein à un amateur démasqué.

Profond, magnifique, bouleversant, un livre comme À l'Est d'Eden – et l'on sait assez comme les compliments ne me sont pas faciles, moi qui ne flatte jamais. Il y a des romans de Steinbeck moins forts – Les Naufragés de l'autocar est plus anecdotique –, pourtant je n'en ai pas trouvé, jusqu'à présent, de négligés, de médiocres, d'évidemment superflus. Semblablement étais-je admiratif d'Arthur Miller, et puis j'ai lu The Misfits : voilà qui m'a vacciné pour longtemps ; presque deux ans que je n'ai rien lu de lui.

Steinbeck est un auteur qui, à mes yeux, n'a jamais déchu, respectant ses promesses et ayant toujours rendu un effort patent et sensible. Comparer par exemple avec Theodore Dreiser ou Jack London, pour des exemples d'une pareille constance... autant d'auteurs qui, pour ce que j'ai lu, remplissent à coup sûr « le contrat ». Aux antipodes : Amélie Nothomb dont plus d'un livre sur deux est une paresse abyssale et à demi avouée. En littérature, une paresse, à mon sens, ça s'appelle une escroquerie.

Chez Steinbeck, on rencontre toujours des caractères mâles et profonds, comme chez Sherwood Anderson ou Tennessee Williams, de ces êtres rudes, marqués par la vie, et dont la force intrinsèque vous semble toujours fixer au regard bleu un point métaphysique de l'horizon. Ce n'est pourtant pas pédant, ça non, c'est tout sauf maniéré et précieux : une écriture exacte faite pour parler d'hommes qui ont une histoire et des pensées. Tous leurs personnages ont du relief, une existence même plus tangible que nombre de personnes qui vivent réellement aujourd'hui.

Ça vient de moi, sans doute : la plupart des gens me paraissent invraisemblables. Je ne conçois pas qu'on puisse généralement exister avec si peu d'épaisseur. « Être » comme eux, ou bien « ne pas être » comme les imaginations de Steinbeck : mon choix est fait.

L'avantage de la littérature, c'est qu'on se fabrique des êtres imaginaires qui deviennent de véritables compagnons et des guides. Il y aurait avantage, je crois, à ce que les individus de notre monde fréquentassent davantage ceux de la bonne et profonde fiction pour s'en inspirer. Un peu d'idéal ne leur ferait pas de mal. On mourrait pour des buts élevés. On penserait à la société à venir, au lieu de se complaire à ses propres intérêts.

C'est à cause d'un cruel manque de profondeur de nos aînés que ma génération vit avec deux dettes : celle d'une crise qui l'a considérablement appauvrie et qui l'oblige à vivre tout chichement, et celles de nos aïeux qui, n'ayant jamais eu de contraste, de recul justement, ont légué ce fardeau. Ils ont joui sans compter, et nous souffrons à présent de leur jouissance, parce qu'ils ont vécu à crédit sur les biens de leurs enfants : ils ont acheté un bonheur avec un argent qu'ils n'avaient pas, le nôtre. C'est à nous de payer à présent, puisqu'une dette nationale est la seule cessible sans le consentement des héritiers : très commode !

Mais à leur différence, un personnage de Steinbeck dispose d'une autonomie, d'une conscience et d'une responsabilité – concepts certes démodés. Sans excès d'artifice, il nous fait entendre ses tergiversations, sa densité morale, ses aspirations libres : c'est toujours un héritier de l'esprit pionnier américain. Il voit un espoir qu'il veut concrétiser, il y concourt de toute sa force pratique, en dépit des résistances. S'il ne réussit pas, il meurt.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant