« Je vais parler de la façon dont j'ai écrit un livre. Ce sera profondément personnel. Ce fut la partie la plus intense de ma vie durant plusieurs années. Cela n'a rien de très littéraire ; c'est une histoire de sueur, de désespoir et d'aboutissement partiel. Je ne sais toujours pas comment écrire une nouvelle. Je ne sais toujours pas comment écrire un roman. Mais j'ai appris sur moi-même et sur le travail de l'écriture, et je vais essayer d'en parler, si j'en suis capable. » (pages 5-6)
Voici comme un homme, au ton de véracité qui caractérise les êtres de saine pureté, annonce qu'il va parler de sa relation à l'ouvrage artistique.
Ce qui est pour moi le plus significatif ici, c'est la manière dont un esprit artiste, fasciné par son devoir perçu comme mission jusqu'à l'inadaptation virtuose, disposant d'une mémoire et d'une sensibilité idiosyncratiques et prodigieuses, fut contraint de plier sa forme à des normes communes, notamment aux exigences du roman, afin, sous l'incitation de son ami-éditeur, de plaire à un public stylé et inscrit en un certain marché attendu.
C'est ainsi que parallèlement on lit d'une part les rêves libres et les efforts désespérés de l'artiste obsessionnel et fébrile, de l'autre les corrections étroites et les retouches prosaïques de l'éditeur serré. La dichotomie révèle que l'œuvre publiée de Wolfe a perdu de son exact et douloureux travail et ne fut livré à l'acheteur que sous la forme d'extrait, un digest comestible à destination d'un lectorat au moins relativement désireux de facilités.
Il est pourtant vrai que la recherche quasi infinie de Wolfe pouvait impliquer la nécessité d'un « guidage » : de son propre aveu, l'artiste durant des années ne fit que multiplier les notes sans direction précise, surtout attentif à des portées théoriques, à une quête totale des origines, à l'hyperesthésie quintessenciée et à des entités dont les incarnations et déclinaisons eussent été éternelles s'ils avaient fallu les circonscrire toutes, et cette vastitude profondément poétique nécessitait une concrétisation que pût contenir un objet aussi matériel qu'un livre. Mais ce que je reproche à cette tentative, c'est qu'elle fit passer d'abord le besoin d'un roman en tant que codes considérés comme « lisibles » bien avant la grandeur d'une création originale et peut-être justement d'une forme neuve. On dut simplifier et abêtir l'inspiration pour la faire rentrer dans la nomenclature de ce qui s'apparentait alors à de l'accessible, et l'on annula forcément en large part ce qui déparait des conventions de « lisibilité ».
« En premier lieu se posait la question de la longueur gigantesque du livre. Même dans cette forme squelettique, le manuscrit de The October Fair faisait environ douze fois la longueur d'un roman moyen, ou deux fois celle de Guerre et Paix. Il était donc évident qu'il était non seulement impossible de publier un tel manuscrit en un tel volume, mais que, même s'il devait être publié en plusieurs volumes, sa longueur phénoménale annihilerait pratiquement toute chance de trouver un public pour le lire. » (page 53)
Ou bien :
« Le premier chapitre du manuscrit original, un chapitre qui, en tant que texte isolé, n'avait selon l'éditeur lui-même rien à envier à mes meilleures productions, fut évincé sans pitié, pour la raison que ce n'était pas un véritable commencement pour le livre. » (page 56)
Ou encore :
« J'avais couché l'ensemble sur le papier, de la façon exacte dont j'avais vu, connu et vécu cela un millier de fois, et la nature de la discussion, la vivacité, la force et le caractère du langage, l'aspect parfaitement naturel, le flux de marée de toute la scène étaient merveilleux, si j'ose dire. Mais j'avais fait parler quatre-vingt mille mots à ces quatre personnes – deux cents pages imprimées en petits caractères, dans une scène mineure d'un livre énorme. Alors, bien sûr, aussi bon que ce fût, cela n'allait pas et il fallut l'enlever. » (page 57)
Combien de visions ainsi sacrifiées à l'autel de l'accessible et au bénéfice du commerce du livre qui, pour plaire, doit toujours ressembler à ses prédécesseurs... J'ignore à quoi devait ressembler le texte original, n'ayant pas lu un roman de Wolfe, et je consens à l'hypothèse que cette imposante masse devait faillir en quelque chose, au même titre que j'ai expliqué combien Proust est d'une maniaquerie incontinente et psychopathologique, mais ce ne signifie point que l'intégrité doit succomber au prosaïsme : plutôt pas de texte du tout qu'un texte foncièrement altéré.
L'auteur-même semble avoir entrevu les défauts de son ampleur : « Ayant regardé cette inévitable nécessité en face, j'acquis finalement une sorte de sévérité bien à moi, et une ou deux fois, je coupai moi-même bien plus que ce à quoi l'éditeur consentait. » (page 56) ; or, c'est bel et bien cette méthode, mais seulement lorsque l'inspire son sentiment personnel plutôt que les injonctions du marché, qui achève le talent de l'artiste enfin capable de déterminer ce qu'il faut retrancher d'un excédent pour obtenir un tout dense et efficace. Or, une pareille acuité, dont la technique réclame un sacrifice en raison non d'exigences de publication mais d'une qualité, fut imposée à Wolfe pour ne déboucher que sur cet échec lamentable et affolant :
« Au mois d'octobre, je partis deux semaines à Chicago, mes premières vacances depuis plus d'un an. À mon retour, je découvris que mon éditeur avait pris la décision d'envoyer le manuscrit à la presse sans un mot, que les imprimeurs y travaillaient déjà et que les épreuves avaient commencé à arriver. Je ne m'y attendais pas ; j'étais désespéré, sidéré. » (page 59)
La conscience excessivement minutieuse de l'auteur, son désir immense de couleur et de vie profonde, sa prolificité exaspérante et effrénée confinant au handicap, irrépressible et ultrasensible comme la divination, n'avaient pas encore accepté l'épreuve ultimement artiste de la réduction, et, malgré ses tentatives, un vendeur l'avait obligé àstopper, quoique au profit de sa notoriété même, comme on empêche un savant de mener trop loin son théorème de façon à obtenir la machine plus commercialisable qu'on espère à ce stade fabriquer et promouvoir.
Quelle limitation ! Il est vrai – j'insiste – que sans elle Wolfe n'eût certainement trouvé succès qu'auprès d'un cercle confidentiel d'amateurs éclairés d'une patience de fanatiques. Le succès est au prix d'une banalisation : il faut se rendre commun pour se faire apprécier d'une multitude. C'est alors travail de conformité : on annihile d'autorité toute possibilité d'une œuvre inédite comme s'il fallait uniquement quêter la grandeur dans la forme de ce qui a déjà existé. Vaut-il donc d'être connu et de ne susciter l'admiration qu'à condition de modifier sa pensée et de la faire paraître dans un moule assimilable aux amateurs négligents ? En cela, l'éditeur est largement devenu l'ennemi de l'art à cause de la manière qu'il a trouvé de le corriger plutôt que de le plébisciter, au nom des ventes-prévisionnelles et de la rentabilité. L'impression-à-la-demande saura peut-être remédier à cette tendance, à ce vol-d'essence, à cet abâtardissement : si elle s'était développée plus tôt, atténuant le souci de bénéfice financier en faveur d'essais plus purs et que l'habitude progressive des singularités eût mieux acceptés, qui sait si l'on n'eût pas gagné un Wolfe qui, possiblement illisible mais non-expurgé, serait resté un Wolfe-en-soi, un Wolfe-véritable, un Wolfe-authentique, et dont on n'eût enfin imputé les défaillances et les puissances qu'à Wolfe et à personne d'autre.
À suivre : Discours de la servitude intellectuelle, Haupt.
***
« En premier lieu, je n'avais pas prévu une chose qui devient parfaitement claire aux yeux d'un homme après qu'il a écrit un livre, mais que cet homme ne pouvait pas prévoir avant. Il s'agit du fait que l'on n'écrit pas un livre pour s'en souvenir, mais pour l'oublier, ce qui semblait maintenant évident. Dès que le livre fut imprimé, je commençai à l'oublier ; je voulais l'oublier, je ne voulais pas que les gens m'en parlent ou m'interrogent. Je voulais seulement qu'ils me laissent tranquille et qu'ils la bouclent sur cette question. Pourtant, je désirais ardemment que mon livre eût du succès. Je brûlais d'envie qu'il obtînt dans le monde cette digne position d'estime et d'honneur que je lui imaginais. » (page 15)
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.