Le vice suprême, Joséphin Peladan, 1884

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Le roman fin-de-siècle a ses codes, qu'il vaudrait souvent mieux, comme pour tout texte « d'école » ne pas voir strictement respectés à la façon d'une application de recette qui lasse. Toute œuvre dont il existe quantité de variations similaires devient système et non plus art. La copie d'un procédé est de moindre valeur que la recherche d'un procédé nouveau, si possible plus efficace ou plus vrai.

Ainsi Peladan m'évoque-t-il Fersen, qui m'évoque Rachilde, etc.

Style d'érudition magnifique, d'étrangeté byzantine, d'efforts disparates, délibérément condescendant. Intrigue prétexte à démesures incrédibles, concaténée chronologiquement, sans planification élaborée, somme de tableaux arrêtés à contempler immobiles et encadrés d'or à la Sardanapale. Foules banales qu'une frénésie de divertissement aliène de dignité, de grandeur, d'individualité, grégarisées en troupeaux veules et excessivement confortables. Personnages monstrueux, monstrueux dans l'innocence ou monstrueux dans le vice, saints impavides comme des marbres ou dépravés débridés comme des diables, tous difformes, tous anomaux, répertoire de tératologie.

Et il m'est venu à cet endroit une réflexion fondamentale : c'est qu'on a tort d'admettre la littérature fin-de-siècle comme décadente et corrompant les mœurs. Pour réaliser un tel effet de subversion, il faudrait qu'elle condamnât ce que les mœurs admettent le bien, qu'elle tâchât à opérer un renversement de valeur, à instruire une réforme, du moins à rediriger la morale, à la questionner, et qu'en quelque chose elle mette en péril les normes unanimes et établies ; mais il n'en est rien ; le fin-de-siècle conserve les repères, ne propose nulle évolution de paradigme, et il inclut même une préciosité populaire et plaisante, dont l'aura de scandale, un certain temps, attira comme une excitation. Il ne comporte qu'une critique de la société de l'amusement et de la déspiritualisation, qui est au fond une critique très morale et presque une homélie, parce que chacun veut bien l'admettre, et continuer à se divertir stupidement – cet aveu est une condition de la déresponsabilisation : j'en suis conscient, je le déplore, donc je me suis repenti et je puis poursuivre mon genre de vie avec les minuscules altérations congruentes pour me donner bonne conscience. Les intrigues y présentent toujours nettement leurs monstres comme monstrueux, puis les monstres cruels périront dans leurs tares et les monstres gentils dans un halo lumineux – certes, en définitive tout s'extermine et s'annihile, mais c'est un dénouement d'Apocalypse à la Saint Jean. De tels romans ne sont pas diabolismes ou messes noires, ils ne convertissent pas au mal et ne sont nullement écrits dans l'intention d'invoquer des démons et de célébrer le vice ; ils sont au contraire une façon très rassurante et convenue de continuer à identifier le bien et le mal selon les mêmes critères manichéens, à se catégoriser dans le meilleur des camps par une dénonciation très propre (comme c'est curieux, tous ces auteurs dandy somptuaires qui plaident pour la vie rudimentaire !), mais sans implication, sans alternative, sans autre perspective, sans « par-delà bien et mal », et surtout : sans référence à Nietzsche. Je dirais – qu'on me pardonne – qu'un auteur décadent est par définition celui qui n'a pas lu Nietzsche et qui, à cause de cela, ressasse et retarde. Sa représentation, passée, est puérile et vaine, sans hauteur ni accès faute de distance et de proposition : cela ne touche personne, et cela ne touche même pas la réalité du mondain qui en disserte. Décoration et impostures – rentabilité.

Et autre écueil : comme la mutation d'une société vers l'évanescence donne aux auteurs fin-de-siècle le sentiment d'une déchéance, et puisqu'une évolution, même qu'un progrès, leur paraît foncièrement un déclin, pour soutenir ce jugement catégorique ils produisent des fictions qui entretiennent et prolongent l'univers du divertissement, puis convoquent en les rehaussant certains passés douteux redorés de couleurs fabuleuses en gloires d'auréole qui présentent tout le caractère du spectre et du conte dans une volonté fallacieuse et rétrograde. Ils veulent alors ressusciter les dogmes anciens, aspirant par exemple comme Peladan, Bloy ou d'Aurevilly au retour d'un catholicisme de suprême autorité, sans admettre que cette religiosité était inepte et presque mondaine, fondée sur la crainte et la superstition, et finalement une sorte d'adhésion plus ou moins impensée sans force individuelle. Et l'on aboutit ainsi à un conservatisme inepte, aveugle et de pure réaction, consistant à rechercher par défaut ce qui n'est plus, ce qui s'est éteint, dans la conviction, plutôt que l'analyse, que rien ne peut être pire que le présent, de sorte qu'il devient superflu d'examiner vraiment le passé pour le vouloir réaliser. D'Aurevilly livre d'ailleurs une préface étonnamment absurde, dans laquelle il semble considérer Le vice suprême comme un plaidoyer pour la monarchie ainsi qu'un manifeste catholique, et ce regard biaisé, sectaire, obtus, de sérieux outré et en grand décalage avec l'amusement d'horreurs impossibles dépeintes dans le livre, l'incite à produire à la fois un éloge extrêmement convenu et un blâme fort incongru, éloge et blâme aussi faux l'un que l'autre. C'est considérer ce roman avec trop de profondeur et de militantisme, sur la foi de son mysticisme d'apparat, parce que... c'est un divertissement encore, immature, clinquant, du faux-homme, de la décadence de mode. Peladan ne cessera jamais d'arborer ce dandysme mondain dont il espère évidemment un succès énorme.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant