La crise du monde moderne, René Guénon, 1927 (inachevé)

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Je crois avoir remarqué une lacune récurrente des Orientalistes : admiratifs d'une société non fondée de philosophie, de dialectique ou de rhétorique, et qui semble reconnaître l'autorité à l'endroit de signes plutôt que de preuves, ils sont eux-mêmes déficients à démontrer et ne font qu'affirmer avec péremptoire, à dessein de réaliser par impression l'effet d'une persuasion – ils espèrent qu'on les approuvera selon le sentiment qu'ils véhiculent d'être sages et donc fiables. Or, cet attribut est peut-être une caractéristique essentielle de la pensée traditionnelle orientale : il faut commencer par croire à la supériorité du locuteur pour admettre ses dires ; or, ces dires référant presque entièrement à un système de valeurs préétabli sur des doctrines anciennes dont l'apparence de vénérabilité est ce qu'il y a de défendu et immuable, ils n'induisent la sensation de grandeur que dans la mesure où ils se conforment à l'idée, à « l'air », à la couleur perpétuée et inchangée de ces valeurs admises, autrement dit les Orientaux semblent reconnaître la Vérité à sa ressemblance à des livres sibyllins et insondables, et c'est même l'avantage captieux de ce qu'on appelle mysticisme. Ils se moquent d'ignorer si ces abysses sont des profondeurs ou des surfaces, ils en sont tant imprégnés, depuis si longtemps et avec une telle grégarité, qu'ils les tiennent pour des divinations et des prophéties, de sorte que leur spiritualité n'est possiblement que le prolongement d'incessantes imitations si respectueuses que leur déviation est infime à travers les siècles, ce qui ajoute à leur unité qu'on croit, par effet de coïncidence troublante, une raison supplémentaire de s'y fier. Mais tout ceci requiert une irrationalité opiniâtre pour ne pas s'effondrer : l'irrationalité comme paradigme est entière son moyen de défense, autrement, dès l'irruption d'une logique distanciée, l'édifice se lézarde et l'analyse de ces fissures les ouvre en impitoyables crevasses ; c'est un bâtiment où ne doit jamais s'aventurer un regard sceptique et une parole objective, où il croule. À bien y songer, c'est un prodige autant qu'une malédiction : tout est extrêmement intègre et cohérent, d'assemblage parfait et sans contredit, mais recherche de preuve exceptée : on n'a sans doute jamais fabriqué de temple aussi haut et impressionnant, d'allure si noble et hiératique, ne reposant que sur les fondations de la tradition et de la crédulité socialement homogène. C'est stupéfiant de miraculosité : sa sorte de magie ambiante et durable prolonge l'emprise de l'indigène et l'ébahissement du visiteur, et elle incite, tant son équilibre paraît impossible et divinement organisé c'est-à-dire transcendant et nécessaire, à la foi ; c'est qu'au jugement esthétique, il serait presque un gâchis que cet univers fût absurde, alors on tâche à croire même si c'est insensé, parce que c'est beau ainsi. Et par un pli auquel on soumet son esprit, on nie d'abord la réfutation même et la méthode de la critique, et l'on se laisse envahir par l'aspect bizarre des doctrines, de manière que la bizarrerie même où se signale logiquement une faille devienne en soi un caractère général de ce qui est vrai. On a transformé et retourné le doute, non en l'interdisant mais en le faisant admettre dérisoire et hors de propos, et le soupçon, disparaissant dans l'indécision indispensable à entretenir la symbiose du tout, est devenu indice d'un manque de sagesse – faute de quoi, cette magnificence s'éteindrait dans le simulacre et le dérisoire.

C'est pourquoi, si l'on commençait par vouloir juger la validité du propos d'un Oriental et par évaluer la fiabilité de son texte à la lumière de la seule raison et sans référer à un système d'intertextualités avant de lui accorder respect, estime ou admiration, la plupart des « sages » qu'ils soient indous, bouddhiques, mandarins, soufis, fakirs, yogis, que sais-je encore ? malgré leur impassibilité, leur habit, leur statut et leurs poils, paraitraient des êtres absurdes et ridicules. C'est d'ailleurs probablement le but recherché : en imposer non tant par le discours que par un sentiment imposé d'« exemple », leur vertu consistant surtout à répéter avec un ton reconnu de mystère des formules auxquelles le destinataire adhère déjà, à citer des mythes supposés servir d'allégories à multiples degrés, et à recopier une mine acquise pour symbole de supériorité ; et on les adule en fonction de l'impression qu'ils communiquent de savoir des réalités que nul ne peut intérioriser par le langage et d'avoir accédé à des dimensions spirituelles dont les mots ne peuvent rendre compte : c'est la puissance du mysticisme auquel d'aucuns se laissent aisément emporter, comme sous le joug principal d'un charisme ou d'une aura qu'on n'établit que selon des codes hérités, les marques d'individu devenant secondaires à la reconnaissance du mérite ; c'est au contraire l'effacement dans la généralité indistincte qui est censée conférer une altesse, ce qu'on reconnaît à ce que la plupart des « grands sages » ne font qu'agglutiner des proverbes d'autant détachés qu'ils ont peu de sens, et souvent bien à l'abri de contradicteurs scientifiques : il y faut le renfort d'une quête d'énigmes pour ne les pas mépriser. Mais ils n'argumentent pas ; ne savent pas démontrer, ou à peine ; ce n'est pas dans la culture orientale, et, s'ils s'y essaient, ils ne tiennent pas l'effort plus de quelques phrases consécutives : très bientôt, le mystère des références submerge tout. Ainsi, lorsqu'un Orientaliste est occidental ou quand l'Oriental tâche à s'approprier les méthodes de l'Occident, on le trouve occupé à essayer de convaincre de la profondeur et de la légitimité de sa foi, mais il est maladroit et handicapé dans sa tentative, car son « initiation » fut si ésotérique qu'il ne parvient pas à réaliser des raisons et que, par cette influence initiale, il y est devenu moins apte que la plupart des mauvais écrivains d'Europe et même que les enfants français. Il parvient mal à mener une explication entièrement logique et raisonnable, il a trop besoin des biais par lesquels il a été persuadé et illuminé, et souvent il veut compenser par des poses ses faiblesses rationnelles auxquelles il supplée au moyen de mines d'autorité irréfragable – il ne peut pas communiquer une profondeur qui existe parce qu'il la sent, ou bien son lecteur est trop buté pour entendre une certaine magie –, faisant ressembler ses constructions rhétoriques à des maisons auxquelles il manque des briques mais où l'on est prié de remplacer les trous par de fortes sensations de briques, et comme cela tient, on en vient à supposer qu'il se trouve bien dans les vides un assemblage solide bâti de pure spiritualité. Et cela donne des tournures étonnamment fallacieuses, mêlées de fatalisme, imprégnée d'humidité orientale, bain ambiant de torpeur lourde, entre sensualité et pourriture (c'est même, je trouve, une qualité essentielle d'Orient que le croupissement confit et la stagnation vénérable évoquant notre moyen âge par analogie avec son atmosphère d'incompréhension craintive), comme dans des descriptions de Jean Lorrain (lire Monsieur de Phocas) mais qui, venant au milieu d'un développement logiquement, font un effarement intrus, comme : « Quelle est la raison d'être d'une période comme celle où nous vivons ? En effet, si anormales que soient les conditions présentes considérées en elles-mêmes, elles doivent cependant rentrer dans l'ordre général des choses » (page 39), ou : « La civilisation moderne, comme toutes choses, a forcément sa raison d'être, et, si elle est vraiment celle qui termine un cycle, on peut dire qu'elle est ce qu'elle doit être, qu'elle vient en son temps et en son lieu » (page 42), ou : « Nous faisions allusion tout à l'heure au courant traditionnel venu des régions occidentales ; les récits des anciens, relatifs à l'Atlantide, en indiquent l'origine ; après la disparition de ce continent qui est le dernier des grands cataclysme arrivés dans le passé... » (page 49), ou : « La prétendue intuition qui se modèle sur le flux incessant des choses sensibles, loin de pouvoir être le moyen d'une véritable connaissance, représente en réalité la dissolution de toute connaissance possible. » (pages 75-76), tant d'allégations involontairement puériles, infondées, trop sûres, échafaudées sur la foi de préjugés antérieurs et ne dépendant d'aucun raisonnement, et qu'il faudrait commencer par établir avant de les énoncer ; ou pour donner un exemple plus complet et plus long, encore plus inaccessible et plus intouchable :

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant