À la fin du XIXe siècle, il semble que la plupart des écrivains français même jeunes et peu connus, soucieux d'indiquer un professionnalisme ambitieux, suivaient un usage opposé à ceux qu'on trouve aujourd'hui d'une modestie inane et exaspérante et ne se prévalant plus que de divertissement sympathique, et qui endorment avec cajolerie le lecteur inconséquent avec qui ils fraternisent. À l'époque, la fatuité belliqueuse tenait lieu de compétence ; on rencontrait, comme dans Enquête sur l'évolution littéraire, quantité de paltoquets qui soumettaient avec hauteur critiques et théories en une verve foncièrement chargée de les publier dans un monde de concurrences. On s'avançait en-dehors de sa sphère, on délogeait d'office un certain nombre de rivaux, on écartait de soi des idées et des êtres pour se creuser une place, et on exprimait un désir souvent au-delà de son mérite, cependant on ne se contentait pas en ronflements pâles de perpétuer un sommeil rémunérateur dans cette paix méprisable où le quiet profit impose aux manifestations de personnalité.
L'écrivain réclamait d'être quelqu'un : c'était son prône essentiel de ne pas confiner à la disparition, et l'argent d'un pratique lui importait un peu moins. Autres temps : il s'agissait surtout de ne pas être fade ou gentillet, c'est-à-dire de se montrer mâle et créateur ; c'était la vision d'un artiste. Qu'on écoute à présent nos succès nationaux ! Même quand ils parlent, on les entend si peu qu'on les oublie aussitôt, délavés et vides – ils n'ont rien à dire et ne font que « communiquer ». C'est : « D'où viennent vos idées ? » contre : « J'ai tant de joie à rencontrer mes lecteurs ! » On suit ainsi de longs entretiens, trop longs et parfaitement sirupeux, sans avoir eu rien à intelliger, sans une pensée neuve à cogiter : tout glisse sans éminence ni saillie. On savait déjà ce qu'ils allaient dire, c'est au point que, pour si peu qu'il y avait à exprimer, on se sent écrivain soi-même. C'est comme le politicien : il répète ce qu'on n'ignorait pas, ce qu'on savait dire. On constate que si l'on devenait célèbre en leur domaine, on n'aurait pas à évoluer pour répondre aux interviews ; on prononcerait leurs clichés, ce serait suffisant. Écrivain actuel et politicien célèbre : avant tout être cliché.
Tandis que ces orgueils du dix-neuvième !...
C'est aussi le défaut des gens qu'on consulte, ce qui vaut encore de nos jours : sollicités pour spécialistes, ils n'osent avouer qu'ils ignorent ne serait-ce qu'une réalité sise en-dehors de leur domaine, ce qui en oblige tant à improviser en prétentions excessives ! Notre siècle ne tient guère à la vérité et n'a pas de mémoire, n'a ni philosophie ni constance, ne vérifie pas et ne cite plus, c'est pourquoi une impunité toujours plus étendue permet de mentir et de se tromper avec une impudence démultipliée à laquelle nul ne tient rigueur. La modestie semblerait intruse ; or, moins on est sûr de ce qu'on dit, plus on y ajoute des propos présentés comme sûrs et qui font unité avec le reste : c'est toute l'échelle en soi de la véracité et de la nuance qui se relativise et s'artificialise. La nature humaine est ainsi faite qu'il paraît honteux de reconnaître ce qui, au contraire, fait honneur à celui qui le dit, à savoir qu'il ne sait pas toujours répondre aux questions qu'on lui fait et qu'il faut là se contenter de suggestions incertaines ou approximatives. On veut trop entrer carrément en un cercle de références œcuméniques, et c'est cette vanité à affecter de tout savoir qui nuit tant à la créance qu'on accorde de nos jours aux experts. On le sait chaque fois qu'on s'éloigne de leur domaine : ils se prononcent comme s'ils étaient encore chez eux. C'est la preuve qu'en réalité ils ne sont maîtres à peu près nulle part : ils confondent tout, ce qu'ils savent et ce qu'ils ignorent, ils ne distinguent pas leurs sujets, ils ont ainsi perdu l'étalon intérieur du véritable. Ils parlent à tue-tête : l'auditeur avisé les surprend hors de leur maison quand ils affectent encore de s'essuyer les pieds sur le divan comme s'ils n'avaient pas quitté leur salon. Le témoin méthodique les devine crédibles en rien, puisqu'ils ne discernent pas où s'arrête leur compétence. Ils ont emmêlé une connaissance juste et l'idée de leur personne juste. Ils ont su des vérités par eux bien exprimées : ils en ont déduit que la vérité naît indifféremment de leur expression. Ils s'estiment pour des êtres de vérité tandis qu'ils ne sont que des êtres de véracité : ils croient ce qu'ils disent, croient en leur valeur, sans pourtant que leurs propos soient vraiment crédibles ni valeureux. La faculté à distinguer ce que je sais et ce que je présume, c'est la fiabilité. Beaucoup d'entre eux n'ont pas ce qu'on pourrait appeler le sens de la réalité.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.