On le sait, la modernité m'intéresse – je parle en toute franchise et au nom d'une science « dure », sans ironie ni intention mauvaise – : je me concentre tout particulièrement à l'entreprise de caractériser notre époque si étrange et particulière ; ce m'est un défi personnel, un challenge, une gageure, que d'estimer objectivement ce que nous sommes, d'expertiser la teneur de notre mentalité et de nos mœurs, d'analyser nos vices et nos vertus, et c'est sans doute parce qu'il faut pour cette tâche un esprit dégagé et une véracité sans faille que je m'y sens plus propre qu'aucun autre, que je m'en fais un devoir, une mission, une spécialité. Sans présomption, je l'assure, je veux évaluer la « mesure commune », vérifier la solidité du matériau humain, estimer au plus juste l'humaine dimension de notre temps, état qu'on tend à abandonner à l'automatique, à l'instinct, à l'indistinct, restant ainsi potentiel, indéfini ou mystère qui présume toujours bien. On peut certes se targuer d'être moderne et par défaut se considérer avantageusement tant qu'on ignore ce dont il s'agit, tant qu'on s'abstient de définir la modernité, tant qu'on s'épargne la difficulté de la distance. Comme « nous y sommes » justement, nous espérons, plus ou moins par vanité, des spécificités à notre ère, et nous nous en vantons en loin comme des différences, nous nous contentons d'y admettre un progrès d'office en ce que toute évolution apporterait un bienfait comme ce semble effectivement le cas à quelque vaste échelle temporelle – notre altérité supposée nous flatte, parce que nous aimons à nous croire « distingués ». Mais je tiens, moi, à la précision qui définit plutôt qu'au général qui valorise au bénéfice-du-doute, et, de plus, comme notre état actuel s'inscrit dans une histoire graduelle, j'ai besoin, pour augurer où nous allons en tant qu'êtres et que peuple, de déterminer cette direction : c'est ma « psychohistoire », pour reprendre l'idée originale d'Isaac Asimov. Je ne me satisfais pas des sensations et des proverbes, je ne me contente pas des convictions, je ne me sens aucun intérêt, positif ou négatif, à approuver ou à réfuter des préjugés, je considère que c'est déjà une perte de temps de les entendre, ou bien tant d'inepties seraient à contredire qu'une vie n'y suffirait pas, qu'on n'aurait rien bâti, œuvré en rien tant qu'on en resterait à les contester. Toutes les acceptions variées et diversement connotées du mot « modernité », par exemple, ne sauraient valoir, à mon avis, qu'on fonde là-dessus la matière principale d'un livre : c'est que je tiens à discerner l'essence de la modernité, moi, nullement ses interprétations. C'est porter, je trouve, l'attention sur des erreurs plus que probables, sur quantité de prismes étrangers, sur toutes sortes de considérations procédant de l'humain et fort sujets en cela à caution – je ne fais confiance à personne, j'examine, puis délibère seul – au lieu de porter l'observation directement sur la réalité à examiner, bravement. C'est pourquoi je n'ai jamais élaboré ma philosophie sur des commentaires ou des critiques, sur des usages répandus ou non de telle idée, sur des rapports de rapports, même si des philosophes rares m'ont révélé des réalités. Le jargon généralement m'importune, et s'il faut disséquer des dires, je n'ai pas appétence à corriger des torts, surtout exclusivement : relever le faux est stérile si cela ne sert premièrement à (r)établir le vrai ; et donc : plutôt établir que rétablir, c'est moins d'efforts gaspillés, inutile de corriger si l'on peut en venir directement au juste. À mon opposé : la chicane lexicale, la vétille conceptuelle, la correction d'une inexacte parure. Notamment ce qui est l'apanage de l'universitarisme, avec sa pédante insignifiance et ses commentaires d'analyses de théories, est bardée de termes abscons qui relèvent seulement de représentations, d'imaginations, de concepts, de fantasmes surtout, tant d'idées insensibles destinées à renforcer une impression de réalité sérieuse et savante, faute de pouvoir paraître, sans ces « décorations », consistante et de quelque importance, d'avoir mine « scientifique » – où l'ornement, le plus souvent bizarre et byzantin, doit servir à prouver – ; or, ce qui démontre un phénomène, ce n'est point la complexité de celui qui en parle où avec laquelle on en disserte – les universitariens ont oublié cela –, mais c'est la correspondance d'un discours sur la réalité avec la réalité même ou, si l'on préfère, le caractère net et irréfutable d'une démonstration. Or, toute une littérature s'est construite sur des textes dont chaque phrase, chaque proposition, peut être admise et reconnue vraie ou fausse, selon l'angle d'examen, selon la terminologie et selon l'interprétation qu'on veut faire de ses constituants, preuve que ces mots n'ont aucune influence sur la vie, qu'ils n'ont même aucun projet de rapport avec le monde et la vie. Ce n'est qu'un jeu de valorisation, de mondanité, de vanité au sein de la connaissance ou plutôt en l'à-côté de la connaissance, attendu que cet « apport » théorique ne réalise aucune observation, ne décèle rien, ne détermine nulle forme à l'image de laquelle la réalité se précise, s'interprète, réalise une conscience et un choc, donne naissance à des faits jusqu'alors inconnus faute d'avoir été observés et intériorisés : non, ça ne m'intéresse pas. J'ai mieux à faire – à bâtir surtout – que des étymologies savantes, des paradoxes intelligents et des analyses vétilleuses. C'est pourquoi ce qu'a signifié « modernité » pour tel ou tel auteur quelle que soit son « importance » culturelle, ou tout ce que ce vocable contient d'implicite et de subjectivité à tel moment de la géographie et de l'histoire, ou le défaut d'intérêt, de distance ou de goût que certaines catégories d'amateurs prétendument éclairés ont manifesté quand ils en ont parlé, voilà bien qui m'est égal, voilà qui se sent assez d'emblée sans avoir besoin d'en dresser une liste, exhaustive ou partielle, dans un livre. Un livre qui s'appellerait : « liste des erreurs » et qui prétendrait ne rien définir ! Où chaque entrée ne ferait que vérifier que tout, dans cette liste, est erreur, tout et même son contraire, qu'il n'est pas une vérité qu'on puisse utilement en dire ou en révéler ! Où, en commençant si l'on voulait par le mot « Dieu », l'auteur affirmerait qu'on a aussi bien tort (et raison) de reconnaître son existence et sa supercherie ! Vraiment, savoir si « moderne » est une qualité ou un défaut, et selon qui, et selon quelle époque, pour exprimer alternativement qu'aucun n'a touché au vrai, à ce vrai que l'auteur refuse cependant de préciser, n'est qu'une façon d'ordonner en tableau synthétique les nombreuses interprétations du terme et d'indiquer par là comme on est érudit et organisé, à la façon des thésards formés à colliger des corpus et à effectuer des recensions. Mais ça ne dit toujours pas de quoi la réalité est faite, ça ne confronte à rien, ça ne rapproche pas du réel, ça n'élabore rien de vrai. Tout au mieux, si encore un pareil classement est convenablement et impartialement établi, on apprendra la réalité des mots qu'ont employés ceux qui ont plus ou moins essayé de parler de la réalité ; on focalisera sur des interprètes de la vérité au lieu de la vérité même ; on s'éloignera de plusieurs degrés du fait auquel on ne touchera point, et l'on découvrira tout au plus, en l'occurrence, que, selon l'auteur qui énumère, à savoir Meschonnic, d'autres auteurs – Aragon, Baudelaire, Habermas, Heidegger... –, selon eux, ont approuvé ou contesté le fait ou la notion de modernité prise dans un certain sens particulier toujours différent –, mais on n'ouvre ainsi son esprit qu'au minuscule, on le réduit en écartant la réalité, on fait des échecs dont le jeu ne s'assimile à rien d'autre dans la vie, on dresse des rapports d'administration, on chronique sans nulle évaluation personnelle une décision de justice, on effectue sans recul un travail extrêmement circonscrit non sur l'existence même mais sur l'existence d'essais divers portant, entre autres choses, sur des conceptions de l'existence. Je juge un pareil effort, outre un défaut de génie pour s'occuper ainsi à de telles futilités, un gaspillage de ressources intellectuelles, le symptôme flagrant d'un criant manque de recul par rapport aux nécessités de toute science, une incapacité à hiérarchiser l'important, et je songeais hier que, quand une société a le loisir de ne se préoccuper que de ce genre d'abstraction, alors cette société n'a manifestement pas de problème important à résoudre, si ce n'est son défaut, justement, du contraste, ou son sens des priorités, parce que ces étayages et discussions non même de théories mais de petits fragments de théorie ne relèvent d'aucun enseignement de la découverte et n'apportent nulle nouveauté utile, accumulant des péroraisons au grand Livre des Savoirs superfétatoires, comme un énième article supplémentaire à l'interminable code de procédures judiciaires quand il n'adjoint nulle autre nécessité que, pour les fonctionnaires chargés de les appliquer, la lourdeur administrative et une complication de plus.
![](https://img.wattpad.com/cover/158178461-288-k866097.jpg)
VOUS LISEZ
Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.