J'ai compris au bout de 334 pages que Le bûcher des vanités est un de ces ouvrages qu'il faut avoir lus pour mettre à l'épreuve sa volonté à résister à un livre agréable mais qui ne réalise en soi-même qu'un divertissement.
J'avais déjà remarqué qu'en général les Américains disposent avec plus d'entraînement que les autres de ce que j'appellerais la technique de la fluidité : même leurs pavés sont aisément comestibles car peu roboratifs, nutritivement délayés, nourriture sans richesse ni densité ; ainsi n'est-on jamais repu de se nourrir d'une eau légère, rafraîchissante et pleine d'air. Wolfe, et ses 920 pages, rend en ce sens une copie digeste : ses personnages sont des stéréotypes auxquels on ne peut croire qu'à condition de se faire sur l'intériorité d'autrui une opinion caricaturale et de passer sur quantité d'illogismes et de superficialités en les admettant un mode du roman, une manière de style, un procédé conventionnel du carton-pâte où il n'est plus question d'inspecter les détails du point de vue de la vraisemblance. Les situations de ces marionnettes ne rendent pas, à bien réfléchir, l'impression nette, précise, perspicace, de logique et de crédibilité, mais on finit par s'habituer à ne pas questionner leurs motifs et leurs réactions dès qu'on devine qu'il n'y aura rien à trouver à un tel crible et que la cogitation ralentirait et abîmerait la lecture : ainsi se laisse-t-on emporter par ce courant de surface sitôt qu'on a admis la piètre profondeur de l'intrigue ; il n'y a pas à quêter des poissons ou des épaves là-dessous, toute exploration en ce sens, toute tentative de plongée, serait vaine – ce qu'on devine bientôt.
J'y pense : toutes les fois qu'on commence un livre, on envoie d'abord une sonde, plus consciente alors qu'après cinquante pages, pour mesurer à quel « degré » il faut lire l'œuvre. On tâche à savoir quelle proportion de finesse et de grandeur, quelle qualité de travail artistique, recèle le commencement, et l'on adapte l'acuité de son esprit à cette estimation, logiquement vers le plus dur pour ne rien manquer de subtilité et ne pas avoir à relire en corrigeant ensuite la négligence avec laquelle on aurait trop feuilleté ce qui méritait une attention plus soutenue. A-t-on déjà remarqué que toute expérience de lecture implique de reconnaître une hauteur et de s'y accorder : on ne lit pas Ormesson et Nietzsche avec la même concentration, on ne les juge pas également dignes d'examen ; même si ça semble injuste, on accommode le soin de sa lecture selon l'évaluation du soin de l'œuvre – ce qui est en vérité d'une impeccable justice, car on distingue alors selon le mérite. Une lecture de plage est typiquement ce qu'on regarde avec distraction, sans se retenir de lever la tête pour voir passer quelqu'un ou surveiller les enfants : c'est à peu près avec la même attention qu'elle fut probablement écrite. Il y a là probablement une expérimentation fertile à tenter, qui suffirait à expliquer l'immense bienfait des livres un peu difficiles : c'est de vérifier si les ondes cérébrales du lecteur tendent à rejoindre celles de l'auteur, comme je l'imagine, et si ces efforts convergent, se ressemblent et s'unissent. Ainsi, on deviendrait provisoirement qui l'on lit, le temps de la lecture, et la transposition de soi, cette décorporation intellectuelle, conserverait dans l'identité initiale, après la lecture, une empreinte supplémentaire : on gagnerait un fragment d'autrui, le fragment supérieur contaminant. Et c'est ce qui expliquerait pourquoi la lecture d'un ouvrage inférieur ne nous change point : l'auteur était en-dessous de la capacité du lecteur, ce dernier n'a nul intérêt à se souvenir de ce qu'il était déjà, il était déjà parvenu à cet autre à sa mesure et n'en tire rien que d'être confirmé. C'est pourquoi la plupart des livres contemporains s'oublient étonnamment vite, n'étant faits que pour épargner la peine à un public diverti qui dès le début sait toujours à quantité d'indices qu'il n'a point affaire à un ouvrage de génie où il devra pencher sa circonspection, qui recherche des livres de tout repos, et qui se contente de confirmer qui il est, le stade où il demeure, finissant par trouver un plaisir confortable à végéter dans la facilité, cette suave fluidité torpide et sans risque. Ce lui devient, à force, le critère même d'un bon livre : un livre de son niveau qui ne lui donne aucun mal.
VOUS LISEZ
Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
No FicciónDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.