Le Journal d'une femme de chambre est beaucoup plus un ouvrage érotique qu'un texte par exemple social sur la condition de domestique entre les XIXe et XXe siècle – je doute que les critiques l'aient beaucoup remarqué rien qu'à constater le succès qu'il obtint à sa parution, presque toute renommée depuis cent cinquante ans ne devant sa fortune ou qu'à la racole ou qu'au malentendu –, même s'il inclut une portée pédagogique sur les usages des employés de maison – c'est selon moi surtout un prétexte à popularité qui réussit bien –, en ce que l'essentiel du texte, fondé sur la psychologie singulière et même assez distante de la narratrice ne se liant guère à ses semblables, se focalise sur le thème central et fédérateur de l'intimité et des rapports sexuels, d'une sensualité omniprésente et grisante, et plutôt à la manière, ai-je trouvé, des récits de la fin du XVIIIe siècle, c'est-à-dire comportant une relative finesse évocatoire de masques et de marivaudages, de préciosités mondaines mêlées de scandales sous-jacents et recelés, plutôt qu'un réalisme plus grossier et prosaïque de l'époque de Zola et de ses dévoilements un peu plus « triviaux » – on attendrait en vain, autant le dire d'abord, des scènes « explicites », et j'ai déjà exprimé par ailleurs comme je trouve dommage et hypocrite la tendance des écrivains à se saisir d'un sujet sans l'ambition d'en développer totalement la teneur. Pour sentir la contention élégante contredite de suggestions fauves, lire par exemple la description suivante, celle d'un livre d'images lubriques trouvé dans un salon et laissé au regard des serviteurs par la maîtresse, peut-être justement à dessein qu'on les consulte : « Rien que d'y penser, j'en ai chaud... Des femmes avec des femmes, des hommes avec des hommes... sexes mêlés, confondus dans des embrassements fous, dans des ruts exaspérés... Des nudités dressées, arquées, bandées, vautrées, en tas, en grappes, en processions de croupes soudées l'une à l'autre par des étreintes compliquées et d'impossibles caresses... Des bouches en ventouse comme des tentacules de pieuvre, vidant les seins, épuisant les ventres, tout un paysage de cuisses et de jambes, nouées, tordues comme des branches d'arbres dans la jungle !... » (page 76) Devine-t-on avec quel étalage plaisant et magistral, pourtant superflu, Mirbeau déploie ses affolantes évocations ? On trouverait que l'intrigue entière n'est qu'un prétexte à induire des tentations et à traduire des échauffements, parce que parmi les nombreuses places que la narratrice a occupées, il n'en est aucune qui fut dénuée de suggestions de cet ordre, et très peu qui ne se placèrent pas d'emblée sous le signe du désir : la narratrice est d'ailleurs – Célestine – indiscrète, railleuse, impudique, impertinente, ludique, libertine, pleine d'aiguillons et d'une sensualité généreuse et d'épiderme, qui aime les odeurs d'étoffes coquettes où elle se plonge et la nudité des maîtresses qu'elle déshabille, autant de concessions littéraires faites au siècle d'une éducation plus généralisée, – j'entends qu'enfin la soubrettes n'est plus la jeune sotte religieuse et prude utilisée contre sa volonté et son « âme », et qui permet de voir les « dessous » des maisons riches avec un regard instruit, reculé et dur, éloigné de la morale naïve qui « conviendrait » pour une subalterne dans le but de dépeindre avec respect et fidélité les sociétés bourgeoises ou aristocrates dont elle est au service. Il y a un évident voyeurisme en ce journal dont le principe est, en rendant la parole à ces « souris » indiscrètes et qu'on ignore, de dévoiler les mœurs des maisonnées et d'offrir une vision directe sous le déguisement de leurs corrections de façade, révélant avec plus ou moins d'affection ou de blâme, comme des rumeurs vérifiées, leurs privautés et leurs vices, infidélités surtout et puis duretés et avarices, tout ce qui relève du couple et que les « salons » et les « tables » – publics – ne décèlent pas et dissimulent – on trouve le ressort à l'origine par exemple des Liaisons dangereuses. Mais l'honorable lecteur prétextera que ce qui l'intéresse le plus, c'est l'étude du rapport spécifique que les femmes de chambres entretiennent avec leurs maîtres, leurs collègues et les différents interlocuteurs chargés de les placer ou de les accueillir le temps du placement...
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
SaggisticaDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.