En pays défait, Pierre Mari, 2019

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C'est un livre beaucoup plus généreux qu'on ne croit que En pays défait de Pierre Mari qui s'adresse aux « élites » françaises pour les fustiger d'insignifiance ; étonnamment, c'est un livre sincère, dégagé de postures, émouvant si l'on a le cœur de le lire de façon philologique c'est-à-dire en distinguant l'intention essentielle de l'apparence thématique – la considération exclusive des thèmes d'une œuvre, je l'ai compris récemment, constitue un écueil de l'analyse, d'où la nécessité de recourir à la « psychologie » contenue largement dans le style pour entendre la mesure idiosyncratique d'un esprit humain. J'écris « étonnamment » car il eût été aisé de produire un nouveau brûlot pamphlétaire, injuste et pourtant homogène, réjouissant à la société, profitant de l'idée tant relayée et bercée d'illusions que la sortie de la crise sanitaire promettrait l'émergence d'un nouveau monde purifié des scories de l'ancien et débarrassé des fardeaux du passé notamment politique, déchirant de façon pseudo-subversive, en les agonisant d'injures, tous ces êtres « orgueilleux » et « arrogants » que le peuple français a appris traditionnellement à honnir – c'eût été œuvre de défoulement alors, propre surtout à prolonger cette bienheureuse purgation irrationnelle que nos contemporains aiment tant à éprouver, comme un sempiternel refrain d'anathèmes pour se rassurer d'être si bons et tant victimes en comparaison de ceux qui profitent tant, comme eux cependant, de n'être rien, mais, eux, avec des privilèges. Les gens de nos jours apprécient cela ; ils goûtent le rejet de toute faute sur une poignée en qui ils prétendent avoir « placé leur confiance » (c'est un mensonge, ils se sont seulement débarrassés de leur responsabilité d'agir) ; et l'accusation outrancière leur est une satisfaction parce qu'elle les déculpabilise. Ils ignorent ce dont ils parlent, bien entendu, mais ils y trouvent l'avantage d'en sortir provisoirement vidés de leurs rancunes. C'est agréable, je suppose, comme beaucoup de verres d'un vin commun et un peu trop fort, ça doit en avoir à peu près les effets, ça réchauffe en incitant à l'excès indigné, on y pressent évidemment l'ivresse où se dissolvent toutes nuances de la vérité, ça n'empêchera absolument pas la récidive quand on aura oublié l'amertume.

Mari ne tire pas de cette façon-là. C'est un homme qui, sans négliger son sentiment de gâchis, s'efforce surtout de l'expliquer, d'en mesurer la teneur, et cependant – autant le dire d'emblée – il n'y parvient pas tout à fait, le sait et s'en agace in petto. L'aveu tacite de son impuissance à circonscrire notamment les causes de la décadence d'absurdité et de vide de nos politiciens, administrateurs, journalistes, écrivains, etc se traduit par une insistance à en définir l'origine et les symptômes : le reste est plus meuble, délicat, indistinct. En particulier, il tâche à cerner les réalisations de la faillite à la fois des principes et du langage intègres, dont il situe la découverte personnelle, quoiqu'augurée antérieurement, aux environs des années 80, à l'abord d'une langue incroyablement appauvrie, managériale, systématisée et déshumanisée, rétrospectivement perçue comme immonde. Le manque de fond (ou de « charge intérieure » ou de « feu », comme il le dit, contre la « tiédeur ambiante ») qui caractérise son destinataire atteint des gouffres surprenants, effarants, consternants, que tout trahit d'évidence – notamment, bien sûr, la poursuite zélée des communicants, ces spécialistes en sophistique sans aucun apport de compétence qu'une persistante dissimulation. Certes, il a fallu une singulière uniformisation des postures et des mœurs pour produire le type de l'élite française dont l'exemple caricatural est rarement très différent de ses incarnations réelles. Une forme de cynisme, de froideur, représentée en des postures inlassables et chargée surtout de dissimuler une absence d'être, un effacement d'essence humaine, une oblitération de pensée authentique, paraît indiquer quelque point initial des déviations dont témoignent ces « responsables » : la peur aussi, indéfinissable, tapie (mais que Mari ne définira jamais ainsi que moi comme la peur d'être démasqué en tant qu'enfant), avec toutes les variétés du goût de la conformité et le refus de « se mêler de la réalité ». Manifestement, quelque chose n'a pas marché, un changement s'est opéré, plus que délétère, volatil, absurde, si sérieusement ridicule : Mari en dresse un portrait à la fois sans complaisance ni animosité, disant ce qu'il voit, ce que beaucoup voient, mais en individu abasourdi et déçu, c'est-à-dire qu'il mêle l'expérience de sa stupéfaction aux explications généalogiques qu'il en peut trouver. On sent constamment chez lui une volonté acharnée à comprendre, comme un besoin inlassable, tandis que la compréhension peut-être impossible lui échappe, que sa confusion lui apparaît et que, à cause de cela, il insiste – il portraiture à défaut de mesurer ; une perplexité l'oppresse en loin, et puisqu'il refuse de céder à la sidération, il écrit, aspirant à ce que les mots lui apportent une solution comme il se produit quand on réalise un texte c'est-à-dire qu'on concentre longtemps sa réflexion : c'est souvent que des lumières jaillissent alors, pareilles à des clés pour ouvrir les serrures de la réalité. Mais quand on écrit pour trouver et qu'on ne détermine que des nuances, on s'épanche, on continue à rédiger sans autre but, on « allonge » l'écrit ; cela viendra peut-être, se dit-on, en poursuivant. Il faut que l'effort, au terme d'une patience, dévoile.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant