Quinze cents kilomètres à pied à travers l'Amérique, John Muir, 1916

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Je ne comprends rien à la stratégie éditoriale des Éditions José Corti. Je me souviens, du temps où j'étais étudiant, d'avoir été contraint d'y acheter Le Château d'Otrante de Walpole, un roman gothique assez ennuyeux, et le papier ivoire était granuleux comme celui des livres anciens, et il fallait couper comme autrefois à l'aide d'un couteau ou d'une règle une page sur deux qui étaient liées ensemble, vestige d'une tradition où l'on indiquait ainsi si un ouvrage était neuf ou s'il s'agissait d'une occasion (car impossible de lire le texte entre ces deux pages sans les séparer comme j'ai dit).

Pourquoi pas. Admettons. Mode précieuse, antique, intempestive : j'aime assez, même si c'est inutile et snob. Certes, il n'est pas très pratique de lire toujours avec un canif sur soi – remarquez : on peut aussi employer le doigt à cet usage, mais alors deux fois sur trois cela produit une déchirure au-delà du pli et c'est bien dommage pour un livre de poche qui coûte une vingtaine d'euros ! –, pourtant, on peut juger cette étrange lubie un signe distinctif, une marque de choix classiques, d'excellence même, et cette originalité obsolète peut accompagner une sélection d'ouvrages un peu guindés ou alors particulièrement soignés.

En somme, quelque chose comme « un éditeur d'exception ». Une sorte d'orfèvre de livres rares. Soit. Je veux tout bien, moi !

Mais difficile, en ce cas de pardonner le titre de la collection de chez Corti où le papier, au contraire, n'est pas ainsi attaché ; je cite : « Les massicotés » !

C'est atroce, comme de nommer un ensemble de tables : « Les rabotées » ou bien tout un style de vêtements : « Les pré-repassés pliés ». Il faut un esprit singulièrement inesthétique pour proposer des appellations aussi prosaïques et laides. Mais passons.

Les œuvres publiées dans « Les massicotés », listées en tête de mon ouvrage de Muir, n'ont, que je sache, absolument rien en commun, ni en termes de genre, ni en matière d'époque, et peut-être moins encore s'agissant de leur qualité (c'est ce dernier point que je devrais vérifier cependant). C'est à douter même de l'existence chez cet éditeur de ce qu'on appelle une « ligne éditoriale ». Je sais bien que M. Corti, s'il lit cet obscur article, se vantera aussitôt de ne rien discriminer et de ne faire que selon ses goûts en capricieux passionné des variétés de tous horizons littéraires, il faut admettre, n'empêche, qu'on a affaire à un esprit particulièrement désorganisé et qui ne tient pas du tout à ce que ses lecteurs le suivent dans ses extravagances. C'est sans doute un détail pour la grande majorité de ceux qui parcourent en ce moment mes cruelles élucubrations et qui ne retiennent jamais l'éditeur des livres qu'ils mangent, mais qu'on songe rien qu'un instant au métier d'éditeur et aux critères de sélection qu'en principe pareille profession implique en tout premier lieu, et qu'on se représente la quantité de jeunes auteurs de bonne volonté qui se voient chaque année refuser d'emblée les portes de ces maisons au prétexte que leurs écrits « ne respectent pas la ligne éditoriale » qu'elle s'est fixée et comme si elle en avait une : voilà qui ne manquera pas de produire quelque sensation de scandale qui, quand on ne s'intéresse au livre qu'en paresseux dilettante, peut certes passer inaperçue.

Bref ! (encore !)

John Muir est un botaniste qui nous livre ici le récit d'un de ses voyages. Il semble que cet explorateur chrétien soit célébré en Amérique, raison pour laquelle, à force de lire son nom, j'ai songé à me procurer un de ses opus (opi ?). Il y raconte sa traversée de cinq ou six États des États-Unis, avec force descriptions de plantes qui, pour un novice comme moi et probablement pour la plupart des mortels, sont d'un ennui assez fort, et il faut alors toutes les ressources d'une grande patience littéraire pour s'attacher prioritairement au style à l'exclusion d'un latin que j'ignore et d'un lexique de spécialiste. Probablement, Muir se trouve, dans cette contemplation, un plaisir vaste de remémoration attachée à ses pérégrinations qu'il croit pleines d'audace, de vitalité et d'une certaine indépendance, de sorte que sa relation n'est pas pratiquement destinée à être lue par quelqu'un d'autre que lui, et, je pense, n'est même pas assez précise et détaillée pour intéresser scientifiquement un autre botaniste comme lui. C'est un être qui se complaît en quelque sorte, et qui, à peu près seul dans son voyage, tâche à se désennuyer ensuite, seul encore chez lui, en se les racontant et en les revivant par la pensée.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant