Upton Sinclair est un de mes excellents amis depuis que j'ai lu sa Jungle, une œuvre vraiment admirable, à la fois pathétique et féroce, une littérature sensible et de combat. Si elle ne tirait un peu excessivement sur la corde de la pitié, sans doute serait-elle quelque chose de tout à fait parfait à mon goût. Et certes, un homme qui se moque à ce point de plaire à ses contemporains est certainement un être esseulé et socialement condamné qui ne trouvera pas d'inconvénient à quelque soutien rare pour affronter la solitude et renoncer au pistolet sur la tempe. Aussi lui prêté-je volontiers ma main droite à serrer et mon dos sur quoi s'appuyer...
Quoi ? Il est mort peut-être et n'en a plus besoin ? Eh bien, c'est alors que moi j'en ai besoin plus que lui !
Il existe dans le genre réaliste toutes sortes de courants, une variété de conceptions quasiment opposées et qui n'ont pas encore été nettement identifiées, à ma connaissance. La distinction de ces variétés ne tient pas seulement compte de la forme qui est toujours une source de réductions inutiles et absurdes, mais bien de l'intention de l'écrivain et de l'effet auquel il aspire avant même l'écriture de son premier mot.
S'il fallait que je proposasse les linéaments d'une telle classification, je dirais que Zola, par exemple, était nettement un réaliste à thèses, c'est-à-dire un réaliste d'université, une sorte de littérateur doctorant : il voyait des idées partout, des concepts soi-disant universels pour valoriser sa carrière en ayant l'air d'être à l'origine de trouvailles... de sorte que peut-être, en fin de compte, il ne voyait de réalités nulle part mais bien davantage des représentations. On peut raisonnablement douter qu'il observait des objets et des gens en dehors des désirs qu'il y projetait et des conclusions qu'il en avait déjà formées quand il réunissait ses « carnets » sur le terrain. Je n'ai jamais vu dans ses romans que des faits déjà longuement connus, vaguement tendancieux, et des extrapolations à la mode. Une ouvrière devait être pour lui une sorte d'entité utile, et une machine industrielle un prétexte à une description enlevée sur le modèle de « Mélancholia » de Hugo ; il posait certainement à tout ce petit monde des questions et des regards bien singuliers et orientés ! Quoiqu'on dise, je crois que ce sont des figures comme Zola qui ont inventé la religion, la phrénologie et l'idéologie raciale, n'en déplaise aux partisans du célèbre « J'accuse ».
Sur une ligne nettement parallèle et distincte, on trouverait le réalisme sentimental, par lequel un auteur souhaite divertir et émouvoir au moyen des péripéties amoureuses d'un personnage en général féminin ; alors, pour donner à son intrigue une note d'implication plus efficace, il le situe au sein d'un univers contemporain et vraisemblable. Un tel auteur – par exemple Jane Austen, Thomas Hardy, Gustave Faubert, Guy de Maupassant, Anthony Trollope et jusqu'à Somerset Maugham –, ne souhaite pas fondamentalement rendre une théorie sociale, exposer un principe ou édifier sur une situation concrète de quelque manière que ce soit : cela peut arriver, mais ce n'est pas l'esprit avec lequel l'œuvre est véritablement entreprise. C'est plutôt l'épanchement et le partage de passions transposables qui sont visés dès l'origine, et cette intention est logiquement vite perceptible et donne lieu, quelquefois ou souvent, à des débordements déraisonnables où le protagoniste apparaît dénué de rationalité, de recul et de bon sens : c'est le prix à payer – je veux parler d'un certain excès émotionnel – pour susciter rapidement l'empathie du lecteur.
À côté d'eux, sur une autre ligne d'effets bien séparée, je distinguerais le réalisme esthétique, plus rare et typique par exemple de la littérature dite « fin-de-siècle », où le cadre apparemment concret ne sert qu'à valoriser un style, notamment précieux ou byzantin, comme c'est le cas chez Joris-Karl Huysmans, Catulle Mendès, Jules Renard ou peut-être Albert Cohen. On n'a pas même alors l'impression de suivre une intrigue, cette préoccupation-là fut tout extérieure au projet d'origine : il s'est plutôt agi de démontrer qu'en partant d'une matière connue et parfois même rebattue, l'auteur était capable d'une virtuosité nouvelle et d'un ton hors de mode ; et cet effort a produit des originalités qui n'ont à peu près d'intérêt que stylistique – encore que ce ne soit pas du tout un intérêt maigre ou facile.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
NonfiksiDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.