Camille Mauclair, dont la pénétration m'avait subjugué et beaucoup donné à réfléchir sur l'instant littéraire que traversa Mallarmé et toute la France fin-de-siècle dans Le soleil des morts (in : « Le Soleil des morts, Camille Mauclair, 1898 ou Le temps des impasses du renoncement aux élites ») ne me fait pas, dans ces diverses études sur l'art (études ne portant pas sur la littérature), une pareille impression de profondeur et de bouleversant recul, hormis un bon sens paternel et une logique bien accessible. C'est un homme qui semble avoir voulu inscrire sa hauteur critique et s'ériger en intermédiaire pour transmettre à des peuples une conscience artistique, être auquel le socialisme d'alors paraît communiquer des désirs d'universalité et des espoirs d'éducation vaste ; il y a de la générosité à se proposer comme traducteur éclairé des artistes aux amateurs. Il fait, pédagogue et distingué, pragmatique et littéraire, le travail du vulgarisateur soigneux qui explique les petites erreurs de son époque sur les grandes figures des arts – peinture et sculpture (dont il montre surtout que le peuple s'est trompé non tant par l'élection de ses artistes célèbres que par la justification dont il les élit : en somme et par exemple, il fallait bel et bien vénérer Rodin, mais il le fallait pour d'autres raisons) – et sur les thèmes problématiques relatifs surtout à un « moment » esthétique – les arts décoratifs, la question de la ressemblance, la beauté des rues, etc. –, et il disserte avec exactitude et intérêt, avec pondération et sensibilité, quoique sans révolution ni révélation étonnante, d'une perspicacité humble, douce, sérieuse et responsable. Il est manifestement pertinent et même doué pour tout ce qui relève du constat synchronique, de la description d'un état, intérieur et extérieur, du rapport de la réalité d'une intention et d'un résultat : il est lui-même un peintre du fait, et c'est assurément en cela un grand critique d'art. Il est minutieux et ressemblant à décrire le réel immédiat dont il déjoue les paralogismes et les faussetés, rétablissant les déformations du regard, les grosses bévues, les interprétations hâtives et inadaptées : il examine avec vérité ce qui est là, car il sait voir juste et retranscrire l'immobile, comme ces anciens appareils photographiques capables de fidélité et de finesse à condition que les sujets demeurent fixes – Camille Mauclair est un excellent témoin. Je comprends à présent que c'est ce qui me satisfit tant dans Le soleil des morts : j'avais alors besoin, pour étudier cette transition artistique, d'un auteur qui pût en rendre compte sans y adjoindre de la légende sous influence qu'on reconnaît chez presque tous les écrivains et historiens, et qui mythifie au lieu de relater. C'est, si l'on préfère, une fiabilité, davantage qu'une personnalité, qu'un esprit, ou qu'un interprète : un messager ponctuel, un rapporteur, un excellent héraut. Je ne m'en servis que pour cela : je vois mieux combien j'utilisai cette exceptionnelle faculté de la neutralité juste pour examiner les caractéristiques d'un basculement dans les arts. Mauclair est spirituellement myope, mais il voit admirablement de près. Comme ces gens qui obtiennent plus de dix sur dix chez l'ophtalmologiste, il distingue plus que parfaitement des contours et des couleurs à l'arrêt, il convient juste que rien ne bouge et que les plans restent les mêmes. L'ajout de dimensions le trouble. Il n'a pas de capacité pour la profondeur de champ. La finesse de sa perception fixe l'a comme laissé incompétent à accommoder et à rassembler le rapport de différents objectifs. Il distingue un objet loin ou près, puis il distingue un objet près ou loin, et il dresse de chacun de ces objets un portrait redoutablement exact, oui mais il est handicapé au calcul de la parallaxe : c'est à peu près comme s'il ignorait si, entre ces objets, il y a dix mètres ou bien dix kilomètres. D'un trait, j'écrirais ceci : il fait excellement pour chaque chose un rapport, mais il ne fait jamais passablement le rapport entre les choses. Il est peut-être trop « contracté » sur des minuties pour se souvenir du devoir de « recul ».
En effet, dans le mouvement c'est un esprit confus, et dont on tendrait à amalgamer le sens remarquable de la réalité ferme avec une faculté focale déficiente : son œil hypermétrope peine à la distance et à la vitesse, évalue méticuleusement les phénomènes proches mais manque à la perspective ; son jugement voit avec supériorité ce qui s'analyse sous le nez mais voit flou, c'est-à-dire peut-être ni mieux ni pire que les autres, ce qui nécessite de comprendre l'altérité et se traduit par un changement d'état – on serait tenté de confondre les deux, faute de croire une telle dichotomie possible, et l'on ferait uniment confiance au critique pour tout, bien à tort. Il perçoit la transition où il se trouve mais ne déduit pas leur direction ; il est comme placé en face d'une charnière, distinguant indépendamment porte et mur et décrivant magnifiquement la pièce de quincaillerie ou d'orfèvrerie, la célébrant presque par principe, mais il n'envisage pas l'ancienneté du montage, sa tradition progressivement établie, et surtout il ignore superbement sa fonction d'ensemble : ainsi décrit-il parfaitement l'emplacement de la charnière entre la porte et le chambranle, mais comme il n'a jamais déplacé le battant et que sa mentalité ne distingue guère ce qui se meut, il est incapable d'intérioriser l'avant et l'après du mouvement de la porte que la charnière permet – tout ceci est une image pour entendre le blocage de certains esprits. Il en reste au point du fait qu'il rapporte sans faille, mais il ne sait pas deviner l'enchaînement des faits, ce qui soudain le rend comme timoré et petit parce qu'il paraît ne pas oser, au lieu que probablement il y est simplement aveugle : comme on associe trop automatiquement les deux, on ne se doute pas qu'il existe des aveugles perçants. Il a, si l'on veut, les qualités du cicerone expliquant au profane la qualité intrinsèque des pierres de la maison, leur composition et leurs propriétés, mais les généalogies et destinations qu'il énonce sur le bâtiment même tombent à faux s'il se risque à en parler, parce que ses idées là-dessus sont communes et sans clairvoyance. Il est borgne de son œil mobile, mais celui que le handicap a rendu fixe est tout au contraire ; il n'est en rien prophète, et même il est incapable d'apprécier une course, mais si on le place bien devant ce qu'il faut examiner, il livre des analyses les plus sérieuses, il dit la vérité tout comme elle est, avec une acuité rare.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.