L'art de l'aphorisme est selon moi une science très méticuleuse, faite pour être exacte, qui obéit à des principes stricts de composition et ne tolère ni approximation, ni feinte, ni jeu. Je ne m'accorde pas avec Kraus sur l'idée que « l'aphorisme ne coïncide jamais avec la vérité ; il est soit une demi-vérité soit une vérité et demie ». (page 179) : l'aphorisme se doit d'être tout justement une vérité, de celles que le lecteur découvre avec révélation et pénétration, autrement il n'est qu'une formule mondaine, épigramme de salon ou pièce de sophistique. L'expression « vérité et demie » ne peut prendre sens qu'à s'apercevoir que l'aphorisme décèle une réalité plus profonde que les routines auxquelles on est habitué, que cette « sensation » de vérité que le Contemporain ressent tous les jours en adéquation avec les dogmes de sa société, mais le relativisme y est exclu, l'aphorisme véritable n'est certainement pas « ceci et son contraire », il ne s'inscrit pas dans une démarche approximative, il est tout au contraire le point d'achèvement d'une réflexion qui apparaît dans sa lumière la plus éclatante : il est un « survrai » si l'on veut, c'est-à-dire que, dans un monde de superficie où la pensée juste fait défaut, il n'est pas surfait comme un proverbe joli, il n'est ni en-deçà du vrai par désir de surprendre, ni au-delà du vrai par souhait de paradoxe, il est seulement à la hauteur indéniable de ce qu'il y a à comprendre, de ce qu'on n'avait pas encore compris, de ce que désormais on comprendra toujours telle que la vérité en sort renouvelée ou transformée. L'aspect synthétique et dense de l'aphorisme, à mon avis, ne sert qu'à compléter une démonstration ou à constituer une réflexion unie et essentialisée, elle tend à parfaire ou à initier un paradigme, mais toujours l'aphorisme ne se contente-t-il de réaliser une sensation ou une parure qu'à son préjudice : alors, il devient un style d'épate, une galanterie et une préciosité, une élégance inutile, une décoration et une pavane. Sa forme compendieuse issue du désir de son auteur d'expurger les scories de la pensée banale et orale explique seule pourquoi il faut la lire au moins deux fois : ce n'est pas qu'elle s'amuse de finasseries ou de bons mots, ni par goût de multiplier les termes alambiqués et les structures porteuses d'ambivalences, mais parce que sa réflexion ne pourrait se formuler plus étendue sans perdre la valeur de sa concision c'est-à-dire l'effet de sa modeste grandeur, car le génie ne se perd pas en arguties et en circonlocutions, il ne fait pas de la condescendance au lecteur, il tient son propos pour exact dans sa perfection lapidaire, il présente l'expression du théorème que sa réduction limpide rend vérifiable et inattaquable ; un aphorisme n'est certes pas une dispersion, un délaiement, ni une pièce factice de communication, c'est une pièce dont l'aloi se mesure net à la conscience dans l'univocité de ses acceptions, un métal dont l'alliage s'examine dur et incassable dans la perception entière de tout son contenu, sans qu'il soit besoin d'en apprécier l'ornementation. Non que cette brièveté signale qu'il s'agit d'une pensée dénuée de transitions ou d'explications, d'une pensée qui se dissimule sous le couvert de ses manques, mais c'est une pensée qui mesure précisément la taille de sa teneur la plus irréductible, en ce que l'aphorisme est plutôt même un article pour soi que pour autrui, la forme quintessenciée d'une démonstration, et presque la conclusion qui frappe bientôt l'esprit du lecteur avisé – dont principalement l'auteur lui-même –, constituant ainsi pour le moins autant un memento qu'une transmission éloquente, rappel d'un éclair éblouissant l'intérieur d'une maison à condition que les fenêtres en soient ouvertes. Ce n'est pas au juste un morceau de pédagogie, il n'y a ni notes de bas de page ni effets de référence dans l'aphorisme, c'est surtout une loupe édifiante à l'usage de ceux qui ont déjà une assez bonne vue.
Je ne me rappelle pas avoir rencontré un seul aphorisme pauvre chez Nietzsche, ni même pédant ou difficultueux, et je n'y ai jamais trouvé le moindre étalage, la moindre ostentation, de sagesse chinoise, en particulier chez un homme qui perdit vite l'espoir d'être lu – cependant, je ne crois pas en avoir lu un une seule fois, parce que je n'ai certainement pas eu l'esprit assez outrecuidant ni assez pénétrant pour prétendre deviner d'emblée la portée de la réflexion écrite, pour la circonvenir aussitôt aperçue au point que j'eusse pu suivre sa compréhension au fur de ma lecture sans m'y arrêter quelque peu et comme si elle ne me précédait point au-delà de mes facultés et rythme d'inférences habituelles. Ce n'est pas chez lui un jeu d'obscurités parce que rien n'est assombri, mais c'est que de telles clartés mises bout à bout et rapprochées surexposent au regard de l'intelligence ordinaire les motifs qu'un cerveau supérieur peut embrasser, lui, sans que sa vision soit éblouie ou surcomposée. Il faut intérioriser chaque pensée pour la faire sienne et la soupeser au prisme de l'expérience et de la cohérence, ce n'est point une stupide question de vocabulaire, toute tentative de brouillage se vérifie et se dénonce assez efficacement par les méthodes de la philologie – il ne s'agit jamais pour moi d'admirer par principe, et j'ai lu quand même des aphorismes nietzschéens qui m'ont paru faux sans excuses : rien de plus désastreux pour le jugement critique que la mentalité d'un fan qui cherche à tout prix et systématiquement à forcer les illogismes d'un maître pour les convertir en sagacités surprenantes –, c'est que, chez de pareils auteurs clairs et colossaux, la pensée rédigée ne consiste certes pas en le plus prochain dicton, ce sont des gens qui n'écrivent que ce qu'ils jugent qui mérite d'être indiqué, et non une parole légère mais une réflexion profonde – la sélection de la grandeur est l'étape capitale de l'aphorisme, devenant presque au génie une intuition, du moins par réitération une boussole de l'esprit, puis vient aussitôt ce qu'on pourrait appeler la proportion de la grandeur, qui consiste à dimensionner un article en relation étroite de longueur avec son importance sentie. Kraus reconnaît cette nécessité de perspicacité mutuelle : « C'est le plus grand honneur qui me fut jamais rendu quand un lecteur m'avoua, confus, qu'il ne parvenait à comprendre mes choses qu'à la seconde lecture. Il hésitait à me le dire, mes mots ne lui coulaient pas de source. C'était un connaisseur, et il ne le savait pas. » (page 126) : ici, l'honneur est surtout rendu au lecteur besogneux qui, consciencieux à éplucher les strates rassemblées d'une pensée dont il doit surtout se retenir de présumer quelque évaluation (surtout par impatience faute de compréhension immédiate), prend bien la peine de ne pas abandonner ni déjuger ce que son entendement doit assembler résolument par progrès. L'idiot banal confondra comme toujours une telle exigence de relecture avec l'expression d'une vanité, suggérant que l'auteur se sent supérieur au point d'imposer qu'on l'étudie fastidieusement comme un classique : malentendu courant, comme de traiter de vaniteux celui qui cite ses propres livres alors qu'il ne le fait que par honnêteté pour ne pas avoir l'air d'improviser brillamment ce qu'il se contente de réciter, et voici comment Kraus réfute cet orgueil : « Le souhait que j'ai formulé, qu'on lise mes choses deux fois, a soulevé une grande indignation. À tort ; le souhait est modeste. Car je ne demande pas qu'on les lise une fois. » (page 183) – autrement dit, tout ce que j'écris est fort lisible, mais le lire une fois n'est pas seulement acte de lecture : préférer ne pas me lire que mal me lire, et plutôt négliger mes livres que feindre de les lire c'est-à-dire en vitesse. Je réclame qu'on mange avec des couverts ou bien pas à ma table, car c'est ici une nourriture roborative qui se déguste et se mâche et dont la digestion active requiert un travail d'élémentaire manducation : pourtant, je n'impose à personne de mourir de faim, il y a bien assez d'alimentation grossière de troupeau pour tous ceux qui rechignent à user de leurs mâchoire et palais !
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
NonfiksiDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.