Le Dernier des Mohicans, James Fenimore Cooper, 1826

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On trouvera peut-être étrange qu'au sujet d'un livre aussi célèbre et aussi long que Le Dernier des Mohicans, je commente si peu, mais il n'y aura qu'à dire que c'est pour rabattre le caquet de tous ceux qui prétendent que je bavarde à dessein exclusif de faire le docte et mon intéressant.

Scénario : À la fin du XVIIIème siècle, en pleine Amérique sauvage opposant Tuniques rouges et Français alliés à un grand nombre de tribus indiennes, un détachement anglais est envoyé en renfort dans un bastion afin de soutenir une offensive ; parmi ce groupe, le major Heyward et deux jeunes femmes, filles d'un général, qu'il a mission de protéger, bientôt rejoints par un chantre dégingandé un peu absurde. Ces compagnons décident de ne pas suivre l'armée et d'emprunter un raccourci, menés par le Huron Magua qui s'avère bientôt un perfide et un traître. Un trio composé de deux Mohicans et d'un chasseur particulièrement braves et efficaces les sauvera de ce mauvais pas et s'efforcera de les guider jusqu'à bon port.

Cooper nous plonge ainsi dans l'histoire vaste et primitive du Nouveau Monde, parmi des mœurs guerrières et rudes, au sein de paysages libres et purs, dans un contexte de solitude et de survie. Tout y est péril, silences louches, marches harassantes, ruses, pistage, combats sanglants et scalps, dans ces forêts profondes où un cri d'oiseau dissimule peut-être un signal indigène. Le dépaysement est fort parmi cette nature initiale, c'est un de ces romans qui vaut pour le plaisir presque exclusif des grands espaces et des suspenses fabriqués : on y a tous les ingrédients classiques, universellement populaires et plutôt rebattus, du récit d'aventure, avec ses héros, ses revirements, ses actions glorieuses, ses réflexions catholiques, ses descriptions de voyage pour impressionner et pour émouvoir, en somme tous les fils pas trop grossiers par lesquels on a l'habitude d'être attrapés à ce genre d'intrigues. Évidemment, il y a beaucoup à redire du côté de la vraisemblance, et l'argument même du livre – ces deux femmes d'une haute dignité mais sans défense que verbale et qu'il faut à tout prix prémunir des abandons et des viols – est un prétexte à toutes sortes d'héroïsmes virils dont la teneur moralisante susciterait, si elle était considérée avec un regard contemporain, beaucoup de critiques parmi les détracteurs de clichés notamment misogynes qui ne se laissent pas faire. Certes, on ne croit guère à cette histoire où les personnages trouvent toujours des truchements pour se comprendre, où, en feignant de tout révéler des progrès d'un périple, l'auteur épargne néanmoins les détails les plus nécessaires d'une survie en milieu hostile (et voici de ces femmes d'Europe qui, sans jamais s'être lavées, conservent jusqu'à la dernière page tout l'éclat inaltéré de leur joli teint admirable !), et où cette atmosphère de grandeur humaine que l'écrivain veut produire induit des personnages presque immortels, aux craintes factices et qui frappent l'ennemi à tous les coups, suscitant l'admiration et évoquant quelque vision simpliste du surhomme surpuissant de notre moi puéril, quelque figure semblable à un père vaillant et protecteur auprès de qui toute difficulté serait affrontée et anéantie.

Mais enfin, il ne faut pas trop exiger sans doute d'un ouvrage qui tire l'essentiel de sa substance et de sa gloire d'une imagerie américaine et de nombreux fantasmes, pareil à ces films de Far West où depuis toujours l'esprit-enfant s'attend à des représentations de grands espaces, de méchants caractérisés et de figures héroïques en lesquelles il s'incarne pour le seul plaisir de la rêverie – et par incompétence, peut-être, à se rendre actif pour accomplir une œuvre réelle au-delà de lui-même. Il faut alors des idoles faciles et des adversaires grossiers pour se sentir vivant sans avoir à réfléchir aux motifs par lesquels on juge une action bonne ou mauvaise : l'opposant a l'air si noir et le Blanc si blanc ! J'exagère ici, car les deux Mohicans accompagnant nos Européens sont bien des peaux rouges, mais qu'on compare leur description pleine de pureté avec celle du méchant Magua, au visage renfrogné et à moitié difforme ! Ah ! c'est bête depuis toujours, ce manichéisme des livres, et l'époque ne justifie rien, car n'importe quel observateur même médiéval, depuis la nuit des temps, sait bien qu'on ne saurait juger de la valeur d'un homme à la droiture de son dos ou à l'ouverture de sa face ! Mais enfin, il faut décidément de ces clichés qui font plaisir, par lesquels on se retrouve entre-soi, de ces codes qui établissent ou rappellent une commune origine – et revoici nos valeurs automatiques, nos conventions et nos copies, tout ce qui abîme l'art et fait d'une œuvre à quelque échelle un répertoire de conformités ! C'est – qui sait ? – peut-être ce qui a contribué le plus au succès du Dernier des Mohicans, peut-être même ce qui réalise le succès en littérature depuis toujours : ce catalogue d'Épinal où on n'atteint que ce qu'on veut trouver, où le livre n'est qu'une confirmation du lecteur enrobée d'un contexte divertissant et valorisant. Pas de surprise, au fond, même pas d'apprentissage si l'on sait déjà ce qu'est un tomahawk ou un castor, on se sent seulement entouré d'une forêt, le tout dans un style – et il faut ici parler du style – très précieux, paré de figures et d'antithèses élégantes, ciselé de tournures presque incongrues, disparates au sein de cette sauvagerie primale. Il y a certes de la minutie et de l'adresse dans ce style, mais aussi du courtisan dans ces tours un peu trop brillants et virtuoses (je ne parle pas des dialogues dont je n'admets pas le réalisme bêtement prosaïque qui caractérise ceux de notre modernité : il est bien nécessaire d'écrire de ces conversations qu'on résumerait même avec plus d'art !) – c'est une critique qu'il n'est pourtant pas aisé d'entendre, en particulier proférée par un écrivain comme je suis, adepte de certaines élégances désuètes et contournées ! C'est que je tâche toujours dans mes écrits, bien que cela puisse fort ne pas se voir, à épargner l'ampoule symbolique au lecteur, toutes ces comparaisons et métaphores qui procèdent ou bien d'une tentation d'épate ou bien d'un désir d'alambiqué : on oppose un ciel éclatant à la noirceur d'une âme, un silence oblong se charge de menaces aiguës, un sauvage sanguinaire prouve des dispositions élevées et philanthropiques, etc. Ce style pieux et orné est certainement le propre d'une époque, un passage autrefois obligé pour se faire bien voir et permettre la publication, mais c'est d'une beauté assez artificielle et répondant mal, à mon sens, au projet de décrire un monde de nature et d'embûches amorales : l'auteur souvent, par habitude ou par affectation, se regarde écrire, il se satisfait de figures obligées et inutiles pour lesquelles il paraît se complimenter en arrière-plan, c'est toute une école de manières qui nous jette sans cesse au visage non une action ou une réflexion mais une époque, comme ces meubles ou ces photos façonnés sans nécessité à une certaine mode passée. Il faudrait plutôt retrancher des longueurs à cette façon trop diserte, couper dans ces volubilités d'apparat qui fleurent un parfum sophistiqué de monarchie absolue au lieu des senteurs vives du Nouveau Monde, et l'on se croit à la fois séduit et piégé par un discours mondain qui n'a rien du tout du globe-trotter dont on fera les London et les Conrad, et qui, perpétuellement, nous renvoie au sentiment d'un narrateur artificieux, du moins rompu aux astuces spirituelles.

N'importe, c'est tout de même très joliment écrit et cela transporte : c'est assez littéraire en tous cas pour obliger un lecteur contemporain à s'adapter à un style élégant et probablement bien traduit, et ces ampoules dont j'ai parlé constituent le propre d'une œuvre appliquée et qui tient à briller de quelque manière en faisant « travailler » respectueusement son public : l'auteur y propose un art au lieu des fadaises sans soin qu'on lit aujourd'hui et qui ne valent ni pour le fond que proposent des intrigues bâclées, moins encore pour la forme que ne soutient aucune volonté d'originalité ni aucune créativité. Or, il faut bien admirer ce qui reste, quel que soit le temps où il faut le chercher : c'est assez bon pour l'époque, ce qui revient à dire – ce que je déplore plus qu'on ne pense – que c'est cent fois mieux que la plupart de ce qui se publie de nos jours.


À suivre : Las Vegas parano, Thompson.


                                                                          ***


« Le sauvage s'apercevant qu'un de ses compagnons s'était déjà emparé du châle qu'il convoitait, foula aux pieds tous les autres objets qu'elle lui présentait, et, sa férocité se changeant en rage, il brisa la tête de l'enfant contre un rocher et en jeta les membres encore palpitants aux pieds de la mère. L'infortunée resta un instant comme une statue ; ses yeux égarés se fixèrent sur l'être défiguré qu'une minute auparavant elle serrait si tendrement contre son sein tandis qu'il lui souriait. Elle leva ensuite la tête vers le ciel, comme pour appeler sa malédiction sur celle du meurtrier de son fils ; mais le barbare, dont la vue du sang qu'il avait fait couler augmentait encore la fureur, lui fendit la tête d'un coup de tomahawk. Elle tomba et mourut sur le corps de son enfant.

En ce moment de crise Magua porta ses deux mains à sa bouche, et poussa le fatal et effrayant cri de guerre. Tous les Indiens épars le répétèrent à l'envi ; des hurlements affreux retentirent sur toute la lisière du bois et à l'extrémité de la plaine.

À l'instant, et avec la même rapidité que des chevaux de course à qui l'on vient d'ouvrir la barrière, environ deux mille sauvages sortirent de la forêt, et s'élancèrent avec fureur sur l'arrière-garde de l'armée anglaise encore dans la plaine, et sur les différents groupes qui la suivaient de distance en distance. Nous n'appuierons pas sur la scène d'horreur qui s'ensuivit ; elle est trop révoltante. Les Indiens étaient complètement armés ; les Anglais ne s'attendant pas à être attaqués, leurs armes n'étaient pas chargées, et la plupart de ceux qui composaient les derniers groupes étaient même dépourvus de tous moyens de défense. La mort était donc partout, et elle se montrait sous son aspect le plus hideux. La résistance ne servait qu'à irriter la fureur des meurtriers, qui frappaient encore, même quand leur victime ne pouvait plus sentir leurs coups. Le sang coulait par torrents, et ce spectacle enflammant la rage de ces barbares, on en vit s'agenouiller par terre pour le boire avec un plaisir infernal.

Les troupes disciplinées se formèrent à la hâte en bataillon carré pour imposer aux sauvages. L'expérience leur réussit assez bien, car elles ne furent pas entamées, quoique bien des soldats se laissassent arracher des mains leurs fusils non chargés, dans le vain espoir d'apaiser la fureur de leurs cruels ennemis. Mais c'était parmi les groupes qui suivaient que se consommait l'œuvre du carnage. » (pages 288-289)

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant