L'Antéchrist, Friedrich Nietzsche, 1896

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L'extrême proximité, cette accointance de l'esprit et du cœur, cette sympathie si étroite qui m'unit à Nietzsche en tant qu'il fut l'un des derniers !... Un des derniers quoi ? demandera-t-on. Un des derniers hommes dignes, élevés, un des derniers explorateurs de la pensée, cela va sans dire ! un des derniers individus proprement et en cela l'un des derniers penseurs à pouvoir nous apprendre encore quelque chose sur le monde tel qu'il est resté à peu près inchangé depuis lui puisque justement il n'y a guère eu d'autres facteurs d'évolution notables intellectuellement. Sa façon de bravoure impolie et insistante ; sa courtoisie du méthodique sonneur de cloches au marteau, du donneur d'épée même dans l'eau ; sa menace tranquille faite à tout ce qui paralyse et dévie, à tout ce qui est faible et corrompu, inhumain, trop humain, en-deçà de la mesure de l'homme ; son superbe et terrible blasement provoqué par la vie tout comme l'intolérable et fatidique ignorance jalouse dont il fut l'objet et que lui valut notoirement sa priorité morale accordée à la recherche de la pureté au détriment des mignardises scolaires et bienséantes et de toutes formes de dédicaces ; sa certitude devenue farouche, intégrée, résignée, de sa solitude devenue compagne en lui au même titre qu'un alien qui arpenterait une terre étrangère ; enfin sa conscience presque désespérée qu'il n'y avait plus d'auditeur pour la vérité, que la vérité était déjà au-delà de la préoccupation générale, au-delà du confort bourgeois de l'avenir, jusqu'à atteindre au désintéressement redoutable d'écrire pour ne pas être lu et comme par nécessité inutile ! Tout aliène Nietzsche que son siècle rejette avec persistance malgré ses tentatives pour le rejoindre : il n'est pas maudit pourtant, nul n'a à subir ce raccourci de la malédiction qui n'est qu'un reliquat bête de vision romantique de la destinée ; c'est que le siècle n'en veut pas, ce que démontre l'obstination du siècle, après tant de publications, à ne pas le considérer jusqu'à ce qu'il puisse devenir à toute force un animal superficiellement et mensongèrement politique – avant cela, il ne sera pas du siècle, promesse du siècle ! étant senti d'emblée trop iconoclaste et ambitieux, humiliant et inactuel, difficile et douloureux comme Bloy ! Le siècle à présent a mieux à faire que s'appesantir au génie difficultueux ! C'est ainsi qu'il devient prophète d'une contemporanéité qui dorénavant trouve mieux à faire que réfléchir, mieux à valoriser que l'art : pas assez ludique ou mondain, tout cela, ce sont de vieilles lubies élitistes et sérieuses, vestiges d'une autre ère empesée de dignité, comme les blasons du monarchisme, comme ses nobiliaires fiertés dont tout le monde se fiche à présent. Nietzsche, intempestif avec évidence à une époque où déjà l'Europe connaît le déclin littéraire – et son apogée tout ensemble, c'est logique –, car elle annonce et pervertit tout bien humain en marchandise pour foules, en prêt-à-porter ou en prêt-à-apprécier, en dérisoire-des-valeurs. Ce qui a de la valeur, c'est dorénavant ce qui se vend, et dans l'aimable folie du divertissement où l'on plonge, il n'y a que ce qui est distrayant qui fait recette.

Au fait, cet « avant-propos » ! j'en suis si intime, si familier, que je crois bien que j'en ai écrit bien des similitudes, que je l'assume comme mien, et qu'on dira même certainement que je l'ai ici ou là recopié ! Il constitue en soi la définition de ce qu'est un « hyperboréen », un esprit probe et libre et disponible, une faculté ouverte à lire Nietzsche : je veux m'approprier cette définition pour l'appliquer à mes propres lecteurs ou, devrais-je dire, à mon lecteur. Tout le génie de Nietzsche – et son style – est synthétisé dedans ; aussi, à défaut de lire L'Antéchrist, puisqu'il faut à tous des digests pour gagner le temps des vacances : lire son avant-propos : un vent d'altitude court sur ces lignes ; on n'a rien écrit de plus direct, de plus juste, de plus exact : c'est la boussole de l'esprit.

L'Antéchrist est la toute dernière charge de Nietzsche contre le christianisme – et je ne prétends pas expliciter en détails en quoi elle consiste, cela est trop connu et je me refuse aux explicitations pour étudiants type Folio Plus. Toujours seulement, c'est la religion des faibles – comme le philosophe tâche d'en établir la généalogie (nul autre, je crois, n'a tâché d'établir avec autant de « psychologie de l'homme » la généalogie d'une pensée) –, celle de la pitié, celle qui, en incitant à la destruction de tout ce qui est fort et audacieux, prétend faire le monde à la mesure effrayée des humbles qui peuvent ainsi continuer à nourrir la bonne conscience de leurs minables vertus : le christianisme est en cela une doctrine du malheur et du renversement des valeurs naturelles où triomphe celui qui n'a pas d'élan ni de volonté propre ; c'est l'apologie de la mauvaise santé physique et spirituelle. Celui que le christianisme vante et élit, c'est celui qui, sans cette structure pour le conforter et le soutenir, ne survivrait pas : le christianisme est le mépris de la hiérarchie vraisemblable des êtres. Sans parler de ses mensonges délibérés, de ses déformations éhontées, de sa démence vindicative, de ses harcèlements incommensurables, de ses travestissements de la vérité jusque dans ses textes, et en particulier de sa négation de cette réalité que le christianisme consiste exactement en un discours de l'absence de réalité, que la réalité est toujours pour lui un embarras, qu'il lui faut absolument le recours de l'imaginaire, raison pour quoi il a besoin de recourir systématiquement aux allégories et aux affects : le christianisme comme antiphilosophie à laquelle le monde s'est tristement habitué – et comment entendre ses niaiseries du point de vue de la réalité comme : « Ne juge point et tu ne seras point jugé » : beau précepte pour un jury de cour pénale ! d'autant que Nietzsche rappelle justement : « Mais ils expédient en enfer tout ce qui se met en travers de leur chemin » (page 98). Au grand surplus, le christianisme comme religion antichristique, le Christ n'ayant fait que l'exemple d'une attitude d'abandon de toute volonté de puissance – lire la preuve éclatante que Nietzsche, a compris mieux que personne, mieux même qu'un Chrétien, l'essence du Christ et sa « doctrine en actes » à travers l'aphorisme 35 –, tandis que le christianisme effectif est tout au contraire l'organisation d'une institution du rapport de force où le prêtre veut s'arroger tout pouvoir sur la société et les personnes qui la composent : le règne organisé et inféodé du royaume de Dieu sur Terre est en cela antithétique de la parole et de la geste du Christ. St Paul notamment est un grand infidèle par la violence même de sa ferveur, par le principe même de son prosélytisme : Jésus jamais n'imposait ni ne résistait.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant