Il y avait d'assez grandes chances qu'un essai sur « l'éloge des frontières », thème en apparence si contraire à l'opinion commune, me séduisît d'une manière ou d'une autre. J'ai toujours un goût marqué pour les audacieux, pour les « méchants », pour les parias. Notre société me semble tant chargée de moraline sirupeuse et sucrée – stevia sans glucides de préférence – que j'ai fini par trouver un supérieur intérêt au « mal » : c'est qu'on en vient à croire que ce « mal »-là est un bien, tant la façon qu'on a de l'attaquer est d'une imbécillité honteuse et déshonorante.
Je crois, entre parenthèses, qu'une partie de moins en moins négligeable de notre société commence à avoir de l'attrait pour ce « mal », un attrait même très sain : c'est que chacun sait de qui vient la désignation absurde de ce « mal » très pratique, et qui sont ceux qui nous défendent de vanter d'autres « biens » réels ou possibles. Le pouvoir déteste le paradoxe, chose imprévisible, chose qui, quelquefois, pousse à la révolte. Il lui faut des pensées bien simples et rangées au-delà desquelles il trouve de l'inconvénient jusque dans la liberté d'expression.
Quelqu'un qui prétend, même pour jouer, même pour la frime, défendre un « vice » unanimement reconnu attire inévitablement mon attention. J'apprécie par exemple Dieudonné et Zemmour ; je nourris une passion attendrie pour tous ceux qui n'ont pas peur de déplaire et qui endurent la réprobation pour des propos sincères et sensés. On préfère toujours ne pas voir comme ces gens souffrent : même au milieu de leur île, de leur fortin, ils se sentent écrasés par l'ignoble quantité de flots et d'armées de crétins déversés contre eux. Ce mouvement est systématique, universel, international. Ces deux dont j'ai parlé peuvent, par ailleurs, ne pas susciter l'adhésion, ils ne sont pas du tout fous pour autant, leurs raisons sont étayées, instruites. On peut entendre, je crois, même l'avis d'un anarchiste ou d'un terroriste : le crime, pour moi, est toujours de ne pas écouter ou d'obliger au silence.
Une pensée même inexprimée existe encore. La loi a toujours tort de défendre une apparence d'existence : ou elle doit annihiler, ou elle doit permettre. Il est absurde d'interdire de parler de quelque chose si cette chose intériorisée est licite. Il faut rendre illicite la pensée elle-même, ou bien se résoudre à la laisser s'exprimer. Si on prohibe la distribution d'une chose comme l'alcool, on en prohibe aussi la fabrication. Même un enfant peut comprendre ça.
Bien des gens paraissent n'avoir pas saisi que ce qui abîme notre société n'est pas du tout l'hétérogénéité de nos caractères et de nos opinions. Notons ici que nos oppositions ne nous renforcent pas spécialement, que c'est un autre proverbe idiot que cela. Nous sommes par définition plusieurs, et il appartient à un peuple traditionnellement critique comme le peuple français de ne pas se laisser unifier à tout prix. Plus peut-être qu'aucune autre nation, notre identité, c'est notre divergence, notre sens des contradictions. Il s'agit de ne pas nier qui nous sommes : des râleurs sans doute, des contestataires, des révoltés – ces appellations ne me sont pas du tout péjoratives, et j'abhorre bien davantage un peuple moutonnier et univoque. Apposer sur nous le sceau légal de « l'incitation à » au seul prétexte que nous nous extériorisons, c'est nous infliger la marque contre nature de la frustration et de la calomnie publique et infamante.
Or, personne ne peut nous faire honte de ce que nous sommes ; autrement, c'est que le gouvernement s'est trompé de peuple. S'il faut, pour nous empêcher d'être, restreindre notre parole, c'est-à-dire censurer nos esprits, et tâcher de nous rendre dociles par la menace permanente de lois qui nous opposent, on se demande quel intérêt il y a pour le citoyen à décider qu'il y ait un gouvernement, et en quoi ce gouvernement serait l'incarnation de sa volonté. Il y a là tout à fait une opposition à l'idée de libre autodétermination des peuples, comme si chacun estimait par principe qu'il faut un gouvernement même si celui-ci ne représente personne. C'est comme si nos élus, nos lois, tout notre système politique au fond, luttait constamment pour faire de nous d'autres individus que ceux qui les ont élevés et érigés. Comble d'ingratitude : des milliers d'élus, et pas un représentant !
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.