L'impasse du salut, Maximilien Friche, 2018

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Ce que je vais écrire est peut-être une clé de compréhension pour la plupart des ouvrages contemporains écrits dans ce style caractéristique simple, plutôt neutre, sans figure, factuel, peu personnel, en phrases brèves, chapitres courts et présents confinant à la vérité générale, comme ce Friche. On n'y trouve pas d'idée originale, et presque toute idiosyncrasie en est expurgée comme délibérément : l'auteur tourne autour d'un thème, lié à la modernité, dont il produit des variations ou dont il rapporte un fait, comme en attente de révélation. La lecture est monotone, stagnante, sans verve ni pittoresque, sans contraste, sans net travail ; l'art s'y cherche, presque indigent faute de planification, car le Contemporain ne compose plus. On y sent une tentative de dépassement, maintes fois réitérée, mais qui retombe toujours.

Je crois deviner le système à l'origine de tels livres.

Une volonté de poésie, mais de poésie « quotidienne », commande à l'ouvrage : il s'agit de parler de soi dans le monde, un soi et un monde ordinaires, mais l'écrivain refuse d'élaborer une intrigue, d'envisager une tactique, de réaliser un dessein qui se situeraient en-dehors de la trivialité du réel : trop calculé, trop amélioré, trop alambiqué. Il faut, suivant une conception anti-laborieuse, que l'art émerge seul en écrivant, que la force littéraire se matérialise durant l'inspiration, que l'auteur s'expose de lui-même sans autre considération que la concentration sourde, momentanée, sur le papier qu'il remplit – c'est sans doute un vœu d'authenticité. Il croit tenir le sujet mais il n'est pas question d'artificialiser : la poésie exigerait l'absolue spontanéité (cela arrange son désir pressé de purge). Ainsi, on ne compte pas (ni syllabes en poésie). On ne retouche guère. On ne perfectionne pas au-delà du rendu d'un jet. L'insigne de la réussite serait surtout une fluidité. Le livre doit venir d'un seul tenant, comme dans les fièvres romantiques, au prétexte de franchise.

Il essaiera donc, sur un canevas simple, souvent rudimentaire, des élans – vision très contemporaine de l'art.

Ces élans se présentent souvent comme des amorces de phrases à amplifier. Ils peuvent par enchaînements pousser au lyrisme, produire des incongruités, et atteindre à la hauteur des extases connues par ressauts successifs – voilà la théorie préliminaire. Alors l'auteur se lance, rédige des premiers tronçons syntaxiques, se laisse surprendre par des curiosités inédites, et il continue dans l'espoir que ce début va déboucher par degrés sur une émotion, sur une emphase, sur une signification duelle que son esprit saura reconnaître, et modifier peut-être l'intrigue en lui donnant sa forme et sa direction – logique psychanalytique du « bavardage significatif ». Cependant, entre chacun de ces jalons, faute d'esprit de suite, faute surtout d'une méthode pour se soutenir et se relancer, il doit rebattre difficilement des ailes, estimer de nouveau froidement la vitesse, juger encore malheureusement la basse altitude où il est resté, ce qui implique des prises de distance régulières sur sa situation, de sorte que ces souffles aboutés se dégonflent et se répètent, parce qu'il faut les quitter et les reprendre sans supplémentarités.

Et ainsi, par manque de motifs suffisants pour maintenir en vol, jamais ne vient l'essor.

Il en résulte une frustration que je crois consciente chez l'auteur, expliquant la longueur de livres qui ne disent presque rien. On compense la paralysie foncière par une manie de tourner en rond. On dissimule le surplace en empruntant les mêmes ruelles. On devine qu'on n'a pas circonscrit le thème, alors on ajoute un autre chapitre. On sent l'incomplétude, alors on insiste. Il suffit de percevoir combien l'auteur tâche sans cesse, sur un pareil pivot, à faire un livre !

On voit un poète qui tâche à se donner du courage, qui veut s'emballer, qui aspire à de l'apothéose, sans profondeur pourtant, avec juste du symbole. Il donne des coups d'accélérateur et de manche, mais s'épuise. L'âme ne vient pas, ne termine pas la quinte, car elle n'est pas un aboutissement mais le prérequis : une « âme » s'écrit mais ne s'improvise pas en écrivant, ou l'écriture doit présenter les affres de la gestation, et il ne s'agit pas seulement d'accoucher mais d'enfanter, au sens de se fertiliser ; l'œuvre alors n'est plus un produit net, c'est un suint. En somme, il ne suffit pas d'appeler à l'envoûtement ou à la possession. Il faut préparer. Il faut devenir terreau. Il faut raffiner le sol.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant