Il est une manière d'écrire dont je devrai absolument me méfier à l'avenir, et c'est celle où, en feuilletant au hasard et en analysant un extrait, le philologue ne repère pas de lourdeur ou d'impropriété flagrante, et où, cependant, le style est d'une telle pauvreté de point de vue, d'un ton de neutralité si terne et infantile, d'un vide émotionnel si sidérant, et, de façon générale, d'une telle absence d'ambition et d'art – défauts qu'en parcourant seulement on impute alors à n'être pas entré dans l'intrigue – qu'on regrettera le temps d'une lecture non pas désagréable mais absolument inutile. C'est presque prodigieux comme Rufin écrit correctement sans écrire une fois bien : on croirait que c'est exprès, que l'auteur a méticuleusement expurgé tout ce qui constituait une réflexion véritable ou une couleur sensible, comme si l'éditeur inquiet l'en avait dissuadé pour l'adhésion du lecteur majoritaire au prétexte que le moindre commencement de génie pourrait l'inquiéter.
D'abord, c'est un roman invraisemblable qui ne parle d'à peu près rien ; voici ce que je veux dire : un chef d'entreprise retraité et mû d'une âme de chevalier est en Afrique pour gêner un trafic de drogue. Recruté par les douanes, il est lâché par elles après une saisie, puis assassiné en manière de vengeance par un tueur à gages sur son bateau et suspendu au mât.
Un bon début, peut-être ?
Non pas.
C'est l'intrigue en entier.
Un enquêteur – certainement perspicace ! – doit parvenir à trouver – ça. Il faut admettre que cela ne prendrait pas une demie journée à un inspecteur moindrement compétent. Dupin se sentirait humilié d'une telle indigence ; Holmes baillerait d'ennui et renverrait l'affaire comme indigne de lui.
Vraiment, j'aimerais entrer dans l'esprit d'un Rufin afin de saisir la raison – forcément essentielle et profonde ! – pour laquelle il estima qu'une telle histoire méritait d'y consacrer un roman. Ça n'est pas élaboré, ce n'est même pas original, ni réaliste. Pas un mot sur la mer, pas une description de l'Afrique, aucune façon de renseignement vaguement pédagogique tiré d'une connaissance du terrain ou de faits – tout dans ce livre donne l'impression d'une négligence des réalités et renvoie à la compétence d'un enfant passant sous silence chaque forme concrète qui l'embarrasse : pas besoin d'être spécialiste pour deviner que rien de ce qui arrive dans ce récit ne se passe ainsi dans la réalité. Rufin ne sait pas ce qu'est : un voilier, une marina, la Guinée, un service de police, un consulat, une femme mariée, un trafiquant de drogue, un Roumain, un chef d'entreprise, une investigation normale, etc, et non seulement il l'ignore mais juge superflu de se renseigner pour en parler – où l'on constate que l'écriture est à la fois une paresse et un mépris, car comment ne pas admettre quand on écrit que le lecteur, lui, se rendra compte de ces lacunes, sinon en le considérant automatiquement comme un crétin incurieux et uniquement fait pour du divertissement médiocre ?
Aussi, pas d'émotion, ni dilemme, ni aucune perspective morale, rien d'édifiant : c'est un meurtre qui ne fait rien au lecteur ni à l'auteur ; on veut aller au bout pour s'en débarrasser et ne plus s'en souvenir, parce qu'on a acheté un livre et qu'il faut bien l'achever. On a tout de même de ces « morceaux d'éloquence » qu'on ne peut distinguer d'avance si, en feuilletant, on n'a pas par hasard visité la bonne page, comme : « Jocelyne éclata de rire. Aurel ne se sentait plus de bonheur. La voiture n'avançait pas vite car des embouteillages monstres paralysaient la capitale chaque jour à ces heures-là. » (page 147) : c'est d'une lourdeur que je me refuse même à démontrer tant c'est criant. Il y a aussi des extraits illogiques qu'on relit sans comprendre : « — Où est le policier ? demanda Aurel en se tournant vers Seydou. Ils étaient maintenant contre le flanc du voilier mais personne ne se montrait. — Il m'a demandé de le conduire à terre il y a une heure. Quand il a su qu'il y aurait une visite, il en a profité pour aller se promener. Ils sont deux à se relayer toutes les douze heures. De toute façon, ils ne servent plus à rien et je ne pense pas qu'ils vont les laisser encore longtemps. » : ah ! le brave policier chargé de surveiller un navire avec sa scène de crime, et qui le quitte justement quand il y vient du monde et qu'on pourrait en soustraire des indices ou des pièces !
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
No FicciónDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.