L'Aleph, Jorge Borges, ou Induction de l'Indécidable littéraire

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Certains auteurs me paraissent encore indécidables, pour user d'un terme un peu barbare dont on qualifie des problèmes de mathématiques. La complication au moins un peu volontaire dont ils ont entouré leur œuvre me permet mal de savoir – du moins pas avant le genre d'analyse minutieuse à laquelle je vais me livrer – s'ils sont ou furent vraiment profonds, et la sonde que je place en leurs textes, comme des prélèvements, ne suffit même pas toujours à me prononcer, m'empêchant d'instruire un mérite et de répondre d'une hauteur, ne m'offrant pas assez de quoi en estimer l'altitude, selon un phénomène d'incertitude tenant à la fois d'un écrit fournissant trop peu de prises philologiques et de mon esprit refusant à admettre des vertus que je n'aurais d'abord prouvées et avérées (car il y a des puits qui, sans écho ni remugles, ne sont faits que de l'artificielle nuit qu'on a opportunément opacifiée sur leurs parois proches, et il en est d'autres effectivement si souterrains et lointains que le jour – ni moi – ne rencontre le fond : la distinction entre ces opposés est parfois si délicate et confondante !). On ne réalise toujours une mesure qu'en fonction des outils dont on dispose, et je ne prétends pas que le prisme de mon intelligence soit un miroir adapté aux chambres secrètes de tout écrivain : mon esprit n'est le révélateur que d'un certain nombre d'images. L'expérience dont je dispose en littérature et qui s'étend déjà au-delà des volontés ordinaires et des facultés communes – mais ce normal est si piètre que je ne me fais nulle fierté de le supplanter –, ainsi que les méthodes que j'ai acquises pour lire avec perspicacité et irréfragabilité, me rendent quand même dignes de prétendre à une variété plutôt large de genres et de styles, et cependant je me conserve, quoi qu'on ait dit de mon manque de modestie, la liberté honnête de me juger incompétent et de me retirer de verdict sur des textes qui, trop neutres ou trop courts, insipides ou inexplicables, ne me donnent, selon mes techniques pointues, presque aucune matière à juger. Ce n'est pas qu'à chaque fois je ne puisse en tirer des hypothèses, les mots transportant toujours quelques effets langagiers objectifs et examinables, mais ces conjectures se présentent alors comme une somme trop disparate et douteuse pour que j'en tire plus que des suppositions, et les règles de probabilité que j'applique à cette science de l'interprétation me dispensent d'émettre un avis tranché. « Je ne sais pas » est aussi, après tout, une réponse de spécialistes et peut-être celle qui les indiquent le mieux et les plus hauts, réponse qui vaut bien mieux que les « convictions » dont la plupart abusent pour affecter un péremptoire impressionnant qui n'est qu'un bluff, particulièrement sur des sujets d'importance où il s'agit, comme ici, de décider la grandeur ou la petitesse d'un écrivain c'est-à-dire de tout un homme.

Un grand écrivain est pour moi un dieu de l'esprit : il m'importe de ne pas le confondre avec un charlatan.

Les auteurs que je ne comprends pas sont peut-être des génies incompris qui dépassent mon intellection, ou peut-être dissimulent-ils leurs insuffisances : c'est malheureusement l'un ou l'autre, rien entre les deux. Il n'est guère concevable en effet qu'après maints textes que j'ai lus d'eux avec sagacité et application, je demeure égaré par un être, même marginal, qui serait sis quelque part entre le géant et le misérable. Bien des obtusions « humaines, trop humaines » me sont inaccessibles de bassesse et d'incuriosité, mais leur étroitesse les dénonce : c'est le cas par exemple des péroraisons religieuses dont je ne saurais apprécier la teneur savante que pour des témoignages de complaisance, ou bien des essais de philosophie théorique dont le dialecte fait l'impression de docteurs expliquant avec force doctrine comment le myocarde se situe à la dextre de la cage solaire (ce qui suffit quelquefois à faire oublier que le cœur est en fait à gauche de la poitrine !) – on a rédigé sur ces sujets quantité de textes ardus qui n'ont rien à invoquer de réel mais qui produisent au novice l'effet d'une sapience supérieure. A contrario, l'élévation de quelques auteurs m'est si impénétrable que je ne puis même démystifier leur logique et entendre leur pureté, bien que leur langage ne soit pas contourné ni véritablement fait pour détourner de compréhension, notamment parce que je continue de les juger depuis une finitude trop grande : ce fut assurément le cas de Ainsi parlait Zarathoustra lorsque j'allai à la rencontre de Nietzsche en commençant malencontreusement par l'œuvre où il faut plutôt finir, et encore, à l'époque déjà, je ne le jugeais pas mauvais et n'avais pas, comme pour les autres, le mépris sans réserve que leur petitesse enfin expliquée inspire légitimement.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant